Les Grands de ce monde s'expriment dans

Rwanda, dix ans après

Entretien avec Paul Kagamé, Président du Rwanda depuis le 17 avril 2000, par Colette Braeckman, Journaliste

n° 103 - Printemps 2004

Paul Kagamé

Colette Braeckman - Monsieur le Président, vous entamiez une visite officielle en Belgique le jour même où le journal Le Monde a publié des extraits de l'enquête du juge Bruguière sur la destruction de l'avion du président Habyarimana. Ces passages vous accusent d'avoir commandité cet attentat. Qu'y répondez-vous ?
Paul Kagamé - Je me contenterai de répéter, une nouvelle fois, que le Front patriotique rwandais et moi-même n'avons absolument rien à voir dans cet attentat. Si l'on souhaite savoir la vérité, que l'on interroge ceux qui se trouvaient à ce moment-là à l'aéroport de Kanombe - les Français, les Belges, l'ONU ! Ma réaction à ces " révélations " est franche : je pense que ceux qui ont rendu ces allégations publiques sont aussi méprisables que ceux qui les ont rédigées. Oui, j'estime que de telles manœuvres sont parfaitement sordides. De toute manière, à mes yeux, ce n'est pas cet attentat qui a provoqué le génocide. Ce dernier était en préparation depuis longtemps. Il aurait eu lieu dans tous les cas de figure. On peut même dire qu'un génocide larvé se déroulait depuis 1959, année où les Tutsis ont commencé à être massacrés et chassés du pays.
C. B. - D'après vous, qui a inspiré la publication de ce rapport ? P. K. - Lors de mon entrevue avec le ministre belge des Affaires étrangères, Louis Michel, nous nous sommes interrogés sur les raisons profondes de ces fuites. Je n'en vois qu'une : à Paris, certains ont du sang sur les mains et tentent de le camoufler en faisant passer les victimes du génocide pour les bourreaux... Comme vous le savez, la France n'a jamais voulu reconnaître ses responsabilités dans ce qui s'est passé au Rwanda (3). Elle n'a jamais modifié sa position et, depuis dix ans, elle ne nous a nullement aidés à reconstruire le pays. La publication de cette enquête me paraît le fruit d'une intention politique des autorités françaises.
C. B. - Ces révélations pourraient perturber vos relations avec la France ! Et pourtant, le 12 septembre, lors de votre prestation de serment, on vous a entendu prononcer quelques phrases en français. S'agissait-il d'un signal politique ? P. K. - Si j'ai tenu à prononcer mon discours d'investiture en kinyarwanda, la langue de tous les Rwandais, mais aussi en français et en anglais, c'est pour bien signifier deux choses : premièrement, que le Rwanda doit être ouvert sur le reste de la planète ; et, deuxièmement, qu'il n'appartient pas plus à la francophonie qu'au monde anglophone. Les langues étrangères sont une richesse et un outil de développement phénoménal. C'est pourquoi notre enseignement se fait désormais en trois langues. Je n'ai aucune préférence entre le français et l'anglais et si c'est en anglais que je m'exprime le plus souvent, c'est dû uniquement au fait que j'ai été exilé dans un pays anglophone. Il s'agit d'un accident de l'histoire et non pas d'une préférence personnelle. Ce que j'ai voulu exprimer dans ce discours, c'est la volonté d'unité de notre pays. Mais j'avoue que si j'ai parlé en français, c'est aussi parce que, sur certains points, je tenais à être bien compris de tous, y compris des étrangers. Malheureusement, ma connaissance du français demeure insuffisante et il me faut encore me perfectionner...
C. B. - En anglais et en français, précisément, vous avez vilipendé les " experts " étrangers et demandé qu'ils respectent le choix des Rwandais, c'est-à-dire le résultat des élections. Pourquoi ces critiques ? P. K. - J'ai eu le sentiment que certains des observateurs européens qui ont suivi notre élection présidentielle de l'année dernière avaient des idées préconçues. Dès le départ, ils avaient opté pour une vision négative, indépendamment de tout ce qu'ils pourraient constater sur le terrain (4). Leur opinion était faite d'avance. Résultat : sur place, ils n'ont vu que ce qu'ils voulaient bien voir. Quant aux prétendus " experts " du Rwanda, j'ai parfois le sentiment qu'ils veulent nous imposer leurs conceptions politiques. De notre côté, nous refusons que l'on nous dicte la marche à suivre. Notre pays a son histoire, sa culture, ses traditions et nous demandons que l'on nous respecte comme nous respectons les autres. C'est sur cette base-là que nous souhaitons construire le Rwanda nouveau. Je suis intimement persuadé qu'avant de demander de l'aide au reste du monde l'Afrique - et le Rwanda en particulier - doit apprendre à compter sur elle-même et à définir ses propres priorités. Au fond, je ne comprends pas les critiques occidentales. Entre l'indépendance du Rwanda, en 1962, et notre arrivée au pouvoir en 1994, notre pays a subi énormément de discriminations et de violences. Or au cours de toutes ces années, on n'a guère entendu les Européens protester ! Aujourd'hui, nous avons rétabli la stabilité et nous sommes aptes à décider nous-mêmes de notre sort. L'Occident nous a demandé d'organiser des élections et nous l'avons fait. Il est incontestable que le Rwanda a connu une grande avancée démocratique. Mais j'ai l'impression que certains préféraient un autre candidat que moi (5) et qu'ils n'arrivent pas à accepter qu'il n'ait pas gagné.
C. B. - Le jour de l'élection, des dizaines de milliers de Rwandais ont chanté " Itzinzi ", la victoire. On a le sentiment qu'ils célébraient autre chose qu'un succès électoral. Quel sens donnez-vous à cette consultation, que vous avez remportée avec 95,5 % des voix ? Quelle est la signification de ce résultat pour vous-même et pour votre parti, le FPR ? P. K. - Il s'agit d'une étape importante qui marque, tout d'abord, la fin de la transition politique ouverte en 1994, au lendemain du génocide. Au cours de ces neuf dernières années, nous avons mis en place diverses institutions afin de jeter les bases d'un nouvel État. Le pays s'est doté, l'an dernier, d'une nouvelle Constitution. Nous avons dû, aussi, résoudre un certain nombre de problèmes qui découlaient du génocide : entamer le processus de réconciliation ; innover en matière de justice ; veiller au respect des droits de l'homme ; rétablir …