Entretien avec
Gerhard Schröder, Chancelier de la République fédérale d'Allemagne depuis octobre 1998
par
Frank A. meyer, Éditorialiste du groupe de presse suisse Ringier Verlag
n° 103 - Printemps 2004
Frank Meyer - Monsieur le Chancelier, les médias dépeignent l'Allemagne comme un pays au bord de la banqueroute. Cette image correspond-elle à la réalité ? Gerhard Schröder - C'est très exagéré. Économiquement, l'Allemagne n'est pas du tout au tapis. Elle se bat, comme la Grande-Bretagne et la France, contre les effets de la mondialisation et de la nouvelle division du travail planétaire qui en découle. Comme la Grande-Bretagne et la France, l'Allemagne lutte aussi contre le vieillissement de sa population. Ce n'est pas exceptionnel : dans toutes les nations modernes, la sécurité matérielle des personnes âgées se heurte au problème de la diminution du nombre des actifs. À la demande financière s'ajoute, il est vrai, une demande culturelle : les différentes générations doivent renouer des rapports de compréhension solidaire. Il serait irresponsable de dresser les jeunes contre les vieux. F. M. - Mais l'Allemagne n'est-elle pas un cas à part ? Hier élève modèle en économie, aujourd'hui bonnet d'âne de l'Europe... G. S. - Nous étions déjà un cas à part du fait de la division de notre pays. Maintenant, nous le sommes en raison de la réunification : aucun autre État au monde n'a eu à intégrer 16 millions de personnes, avec toutes les conséquences financières et sociales que cela implique. Nous n'avons pas fini d'en payer le prix. Bon an mal an, ce sont 83 milliards d'euros qui sont transférés d'Ouest en Est, soit 4 % de notre PIB. Connaissez-vous une autre économie qui serait en mesure de consentir un tel effort ? L'euphorie née de la chute du mur de Berlin s'est dissipée. Mais nous ne devons pas, pour autant, tomber dans la déprime. Ce serait fatal (1). F. M. - Comment faire rentrer ces réalités dans les têtes ? G. S. - Pas à coups de marteau, en tout cas ! Je m'efforce de le faire avec de la patience et de la ténacité, en présentant des arguments qui tiennent la route. Vous savez, pour convaincre les citoyens allemands, il ne faut pas compter sur des astuces de communication. Il n'y a qu'une méthode : expliquer et expliquer encore. F. M. - N'en avez-vous pas parfois assez d'expliquer ? G. S. - Je ne suis pas homme à me laisser intimider, même par des campagnes de presse populistes au pire sens du terme. Ces campagnes, en jouant sur les émotions des lecteurs, cherchent à me déstabiliser. C'est peine perdue ! Jamais je ne me lasserai d'expliquer aux gens, de manière rationnelle, en quoi consiste notre politique. Expliquer est devenu une urgence. Ce n'est pas toujours facile d'entraîner les gens. F. M. - Vous êtes entré à la chancellerie alors que la Bourse était au zénith et que les sociétés de l'Internet poussaient comme des champignons. Et puis en 2001, tout s'est effondré. Comment vous êtes-vous adapté, d'un jour à l'autre, à ce retournement de conjoncture ? G. S. - Le retournement n'a pas été qu'économique. Avant cela, j'avais dû rompre le tabou qui interdisait à l'Allemagne de s'engager militairement sur des théâtres d'opérations extérieurs. J'ai dû batailler ferme, y compris avec les partisans de mon gouvernement, les sociaux-démocrates et les Verts. Nous avons fini par surmonter cette épreuve : notre participation à la guerre du Kosovo, puis notre engagement en Afghanistan après le 11 septembre 2001 ont été des succès. Pourtant, à l'époque, les discussions n'étaient pas moins âpres que celles que nous menons actuellement sur la réforme des régimes sociaux. Des réformes absolument nécessaires, mais que les sociaux-démocrates ont du mal à digérer. F. M. - Avouez qu'il y a de quoi ! Ces réformes remettent en cause le credo sur lequel repose depuis toujours le mouvement ouvrier allemand. L'amélioration des conditions de vie des salariés et la redistribution des richesses étaient la " raison d'être " du SPD et des syndicats. Et voilà que, tout d'un coup, elle disparaît... G. S. - Nous n'en sommes pas là. L'avenir de l'État providence ne dépend pas des 10 euros qu'il faudra désormais verser tous les trimestres pour aller voir son médecin (2). Le système de santé allemand est l'un des meilleurs au monde. Pour qu'il le reste, nous devons trouver des mécanismes de régulation qui permettent de sauvegarder son efficacité. Nous ne faisons pas du démontage. Nous consolidons. F. M. - Mais ces réformes se heurtent à un vaste mouvement de refus. Des centaines de milliers de gens ont manifesté contre elles à l'appel des syndicats, des Églises, de groupements de gauche divers et du mouvement antimondialiste Attac... G. S. - Le problème, dans un processus de réforme, c'est qu'on perçoit immédiatement les efforts qu'il impose tandis que les effets positifs ne se font sentir que plus tard. Ce décalage se reflète dans les résultats électoraux au niveau des communes et des Länder. Il faut accepter que les votes ne soient pas toujours comme on les souhaiterait. Quant aux syndicats, certes, ils ont des comptes à rendre à leurs adhérents, mais leurs adhérents, eux, auront des comptes à rendre à leurs enfants. F. M. - Vous demandez à chaque Allemand de payer 10 euros de plus pour se faire soigner. Et pendant ce temps, une toute petite minorité s'enrichit sans vergogne. Trouvez-vous cette situation normale ? G. S. - Les disparités sociales ont toujours existé dans notre pays. Ce qui est nouveau, c'est la manière dont elles se creusent, et dont elles s'affichent sans la moindre retenue. Or le danger, quand on a de l'argent, c'est qu'on se désintéresse de l'intérêt général et qu'on n'est pas naturellement porté à chercher des solutions aux problèmes de la société. F. M. - La culture des élites change, elle aussi. Le temps n'est plus où le patron s'impliquait personnellement dans la gestion de son entreprise. Nous vivons à l'époque des " managers sans racines ", comme l'a écrit la Frankfurter Allgemeine Zeitung... G. S. - On constate, en effet, une évolution, et cette évolution a de fortes répercussions politiques : un patron qui se sent responsable vis-à-vis de ses …
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