Les Grands de ce monde s'expriment dans

Un oligarque heureux

Entretien avec Oleg Deripaska, Grand industriel russe, magnat de l'aluminium, directeur du holding RUSAL par Galia ACKERMAN

n° 103 - Printemps 2004

Oleg Deripaska

Galia Ackerman - Oleg Deripaska, en lisant votre biographie, on croit rêver. En 1992, vous venez tout juste de terminer votre service militaire et vous étudiez la physique à l'Université de Moscou. Puis, brusquement, vous vous lancez dans les affaires en devenant courtier à la Bourse de commerce. Onze ans plus tard, vous êtes l'un des hommes les plus riches de Russie ! Naturellement, ceux qui connaissent l'histoire de l'industrialisation de la France au XIXe siècle se souviennent que certaines grandes fortunes françaises se sont constituées avec une rapidité foudroyante - grâce, notamment, à leur relation privilégiée avec le pouvoir. Il n'empêche : je voudrais mieux comprendre les secrets de votre itinéraire.
Oleg Derispaska - Je ne vous apprends rien en disant que l'année 1991 a marqué un gigantesque bouleversement pour notre pays. La société russe a alors - consciemment et librement, sans que personne ne le lui impose - opté pour le modèle capitaliste et démocratique. Mais comment parvenir à un tel système ? Il a fallu tout commencer de zéro. Au moment de la disparition de l'URSS, l'immense majorité des Russes était très pauvre. Personnellement, comme les autres étudiants, je devais me débrouiller avec une bourse de trente roubles par mois. Quant à ceux qui avaient un emploi, ils ne gagnaient pas plus de cent vingt roubles, ce qui ne représentait pas grand-chose non plus. Il y a donc eu des gens - dont moi - qui se sont lancés dans la libre entreprise. Une véritable aventure, dans cette société en pleine évolution. Toutes les anciennes institutions avaient été détruites, et les nouvelles n'avaient pas encore été créées. C'était l'époque de toutes les possibilités.
G. A. - Qu'est-ce qui vous a motivé ? Y a-t-il eu un mouvement spontané autour de vous ? Avez-vous suivi des amis ? Utilisé les relations que vous aviez nouées dans l'armée ?
O. D. - Je suis revenu de l'armée en 1988. On était encore en plein socialisme. J'avais besoin de gagner ma vie, car il était impossible de survivre avec les trente malheureux roubles de la bourse. Les grands chantiers du pays embauchaient alors volontiers des " détachements " d'ouvriers de construction pour des travaux saisonniers. J'ai donc travaillé - au Kazakhstan, à Yamal en Sibérie et dans des régions centrales - comme ouvrier de construction, pendant les vacances et, parfois même, une semaine ou deux au milieu d'un trimestre. Ce travail et l'armée ont été pour moi des expériences formatrices de la plus haute importance. Dans l'armée, j'ai été adjudant-chef dans une compagnie - une section de près de huit cents soldats. Cette connaissance de la vie professionnelle et le fait de contrôler plusieurs centaines de personnes m'ont beaucoup servi dans ma carrière ultérieure. Que s'est-il passé au moment de l'effondrement de l'économie planifiée ? Le Gosplan a cessé de fonctionner, mais notre industrie a continué à produire du métal, du cuivre, de l'aluminium, du pétrole... Le problème, c'est que les entreprises qui étaient censées acheter cette production n'en avaient plus les moyens, faute de commandes de la part de l'État. Prenons l'exemple d'une usine qui fabriquait des wagons de chemins de fer. Pour ce faire, elle achetait du métal. Mais, comme il n'y avait plus de commandes pour les wagons, elle cessait ses achats. Et pourquoi n'y avait-il plus de commandes pour les wagons ? Parce que les chemins de fer n'en avaient plus besoin, étant donné qu'il n'y avait pas de commandes pour le transport de marchandises ! Toute la chaîne s'est arrêtée : du coup, on a cessé de produire des locomotives, des moteurs, des équipements, etc. C'est ainsi qu'au début des années 1990 de gigantesques surplus de matières premières se sont formés, pour la bonne et simple raison qu'on ne pouvait pas arrêter le fonctionnement des entreprises d'extraction et de production des matières premières. Le gouvernement a donc décidé de fonder une Bourse des matières premières pour créer un marché et écouler les stocks. Bien entendu, c'était une erreur colossale que d'amorcer le passage à l'économie de marché sans avoir créé, au préalable, des infrastructures de marché. Aujourd'hui, les analystes russes et occidentaux s'accordent tous sur ce point. La charrue ne peut pas (ou, en tout cas, ne doit pas) précéder les bœufs, comme la Chine l'a parfaitement démontré ces dernières années. Les Chinois n'ont pas détruit l'économie planifiée ; ils ont créé à côté, étape par étape, une économie de marché parallèle. Ensuite seulement, en utilisant l'expérience acquise grâce à cette nouvelle économie, ils se sont mis à moderniser l'économie socialiste. Mais les Russes suivent toujours un chemin bien à eux ! C'est fatal... Quelle était, donc, la situation chez nous ? Nous disposions d'énormes ressources de matières premières, à des prix très bas par rapport au marché mondial. Par exemple, une tonne de nickel coûtait 600 dollars en Russie, alors que, sur le marché international, son prix s'élevait à 2 000 dollars ! De nombreuses personnes ont profité de cette marge pour s'enrichir énormément, sans réinvestir leurs colossaux bénéfices. C'est de cette époque que datent les histoires sur les " nouveaux Russes " qui dépensaient sans compter des sommes astronomiques très aisément gagnées.
G. A. - Ce n'est pas ce que vous avez fait...
O. D. - Effectivement. Moi, j'ai choisi d'investir cet argent facile à la Bourse. En effet, j'avais compris que l'étape suivante, pour le pays, c'était la privatisation. On avait la possibilité d'obtenir des paquets d'actions, d'accéder à la gestion des entreprises. Pour être bref, j'ai profité de ces opportunités. Des jeunes comme moi étaient sans doute plus rationnels que les anciens apparatchiks, tout simplement parce que nous n'avions pas eu le temps de prendre le pli de l'économie planifiée : notre première expérience était celle de l'économie de marché. Et puis nous étions prêts à travailler aussi dur que nécessaire ! Personnellement, cela ne m'a posé aucun problème : j'ai toujours été un bourreau de travail. Lorsque j'étais étudiant, j'avais déjà l'habitude de bachoter quatorze heures par jour. Autre avantage …