Entretien avec Fatos Nano, Premier ministre d'Albanie depuis le 31 juillet 2002 par Ilda Mara, Journaliste à Courrier International
Ilda Mara - Monsieur le premier ministre, vous dirigez le gouvernement albanais depuis deux ans. C'est la quatrième fois que vous occupez ce poste en treize années ! Quels ont été les " ingrédients " de cet étonnant parcours ?
Fatos Nano - La première chose qu'il faut savoir à mon sujet, c'est que je suis un pur produit de l'intelligentsia albanaise. Mon père, normalien, avait fait ses études dans un lycée français (à l'époque, un grand nombre de nos lycées s'inspiraient du modèle français). Ma mère, elle, sortait d'un collège américain (il y en avait dans l'Albanie de l'avant-guerre). Dans mon enfance, j'ai donc appris deux langues étrangères : le français et l'anglais. Plus tard, grâce aux seules fenêtres sur le monde accessibles depuis notre pays isolé - les chaînes de télévision italiennes et yougoslaves -, j'ai appris l'italien et le serbo-croate, sans avoir accès à un quelconque manuel ou à des livres écrits dans ces langues. En effet, à cette époque, la littérature était férocement censurée. La lecture pouvait conduire à la prison ! Mais les ondes, elles, échappaient au contrôle du régime communiste... Dès ma jeunesse, j'ai souhaité comprendre comment fonctionnait mon pays. C'est pourquoi je me suis lancé dans des études d'économie politique. J'ai dévoré des centaines d'ouvrages, de Ricardo et Smith jusqu'à Marx et aux post-marxistes. Et c'est tout naturellement que, à la fin des années 1980, j'ai choisi d'entrer en politique : il me semblait que c'était le seul moyen possible d'influer à la fois sur l'économie et sur la société. I. M. - Mais entre la fin de vos études et le début de votre carrière politique, vous avez travaillé dans l'industrie lourde...
F. N. - C'est exact. Je suis diplômé de la Faculté des études économiques (où j'ai même fini par être nommé professeur), mais j'ai également travaillé dans la sidérurgie - dans la ville d'Elbasan -, ainsi que dans l'agriculture de montagne, pas très loin de Tirana. Ce double bagage - intellectuel et pratique - m'a beaucoup aidé, quand je suis devenu premier ministre, pour l'élaboration des programmes sociaux, macro-économiques et politiques de mon gouvernement. Après la mort d'Enver Hoxha, le régime a connu une très légère ouverture, sous la houlette de Ramiz Alia. À ce moment-là, j'ai commencé à militer en faveur de la libéralisation de l'économie et de l'augmentation du rôle des citoyens dans le processus de prise de décision. Bref, en faveur d'une démocratisation politique. Le 2 août 1990, j'ai été invité à une émission de la radio Voice of America, qui était largement écoutée en Albanie. J'ai alors - à l'étonnement de tous, y compris de moi-même ! -, lancé un appel solennel à procéder à la démocratisation. Cet appel a beaucoup fait pour ma carrière ultérieure.
I. M. - Considérez-vous que c'est grâce à l'écho rencontré par ce discours que vous êtes devenu premier ministre au lendemain des premières élections libres de l'Albanie pluraliste, en mars 1991 ?
F. N. - En tout cas, dès l'instant où j'ai prononcé ce discours, ma vie est devenue publique. J'ai été élu président du Parti socialiste en 1991, aussitôt après l'instauration du pluralisme. J'ai dirigé la transition de ce parti anciennement stalinien, devenu membre de l'Internationale socialiste en 2002, et j'en ai fait une formation réellement acquise aux idéaux de la démocratie, malgré l'opposition de certains caciques du PS. Après notre passage à l'opposition en mars 1992, j'ai souhaité insuffler du sang neuf au PS en offrant des responsabilités à une nouvelle génération d'hommes politiques. Il fallait rénover l'appareil pour faire face aux défis de la démocratisation.
I. M. - Votre adversaire politique, Sali Berisha, vous a souvent reproché le passé communiste de votre parti...
F. N. - Je suis convaincu que lorsque Sali Berisha m'a envoyé en prison, en 1993, c'était précisément afin d'empêcher la réforme du Parti socialiste. Ce qu'il souhaitait, c'était de se retrouver face à un véritable parti stalinien, et non face à une formation démocratique. Son parti, le Parti démocratique, aurait alors eu beau jeu de dénoncer le " communisme " de ses adversaires. Mais, comme vous le voyez, ce plan a échoué ! J'ai mené à bien notre transition et le Parti socialiste albanais a gagné toutes les élections organisées depuis dix ans, à l'exception de la victoire frauduleuse de Berisha en 1996. Sauf erreur, c'est bien moi qui, à la tête d'un gouvernement socialiste en 1991, ai mené les premières réformes libérales - en particulier, la privatisation des petites et moyennes entreprises qui forment, aujourd'hui, le moteur de notre croissance économique. Ces décisions ont été prises sur mon initiative, en accord avec la législation que nous venions de créer. Il est risible, après cela, de venir nous accuser d'être communistes ! La réalité, c'est que lorsque j'ai piloté la transition démocratique de notre parti, j'ai décidé d'en faire une formation sociale-démocrate. En effet, la doctrine sociale-démocrate était à même de séduire la plupart de nos membres ; et les partis de cette obédience avaient obtenu d'excellents résultats dans plusieurs pays européens...
I. M. - Si vous faites le bilan de l'action de votre parti au sommet du pouvoir, quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier ?
F. N. - Sans me vanter, je ne peux que vous répondre : la liste de nos succès est longue ! Premièrement, nous avons, depuis un an, engagé avec Bruxelles des négociations en vue de signer un Accord de " stabilisation et d'association " avec l'Union européenne (1). Nous pensons que, d'ici à 2005, nous répondrons aux critères exigés pour poser notre candidature à l'UE. Et je me félicite du fait que l'Albanie - mais aussi la Macédoine et la Croatie - va bientôt devenir officiellement candidate à l'Otan. Deuxième motif de satisfaction : quand nous avons succédé à Sali Berisha, en 1997, la sécurité de l'Albanie était assurée par une présence militaire étrangère (2). Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Au contraire, ce sont à présent les soldats albanais qui participent aux …
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