Entretien avec Pascal Lamy, Commissaire européen chargé du commerce international depuis septembre 1999 par Françoise Pons, Journaliste indépendante
Françoise Pons - Monsieur le commissaire, depuis le 1er mai, l'Europe compte vingt-cinq membres. Vous réjouissez-vous de cet événement ?
Pascal Lamy - Je m'en réjouis depuis toujours. C'est une revanche sur Yalta. Comment ne pas être " pour " si l'on a un tant soit peu le sens de l'Histoire ? Nous avons franchi là un pas fondamental.
F. P. - Pourtant, d'un côté comme de l'autre, l'enthousiasme n'est pas au rendez-vous. Comment expliquez-vous cette relative indifférence des opinions publiques ?
P. L. - L'élargissement est un processus qui a été fort bien géré sur les plans administratif et juridique, mais qui n'a pas donné lieu au grand débat d'opinion qu'on était en droit d'attendre. Au moment de la Convention chargée d'élaborer la Constitution européenne, on s'est focalisé sur la mécanique institutionnelle. Les problèmes de " tuyauterie " ont été privilégiés au détriment des questions de fond. Je crois que c'est l'une des raisons du désenchantement actuel. Mais tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne. Dans certains États membres de l'Union, on en a parlé : c'est le cas de l'Allemagne, où la discussion a surtout porté sur le problème de la libre circulation des travailleurs et sur l'activation des clauses de sauvegarde négociées dans le cadre de l'élargissement. Il y a trois ans, et pendant dix-huit mois, la majorité et l'opposition se sont affrontées sur ces thèmes par médias interposés. Ce n'est sans doute pas un hasard. L'Allemagne est, en effet, voisine de la Pologne - le plus peuplé des nouveaux membres - et accueille une population turque très importante. Or la Turquie est, comme vous le savez, candidate à l'ouverture de négociations d'adhésion. En France, en Espagne et en Italie, en revanche, le débat est resté confidentiel.
F. P. - L'élargissement ne vient-il pas trop tard ? En quinze ans, l'élan de 1989 a largement eu le temps de s'essouffler...
P. L. - Posez donc la question aux dirigeants des nouveaux pays membres ! Ils vous diront que les dix ans qui ont séparé la chute du mur de Berlin de l'élargissement ont été dix ans de marche forcée. Faire partie de l'Union européenne, ce n'est pas comme entrer dans l'Otan. Pour rejoindre l'Otan, il suffit de convoquer une conférence diplomatique, de réunir des ambassadeurs et des ministres, et le tour est joué. Entrer dans l'Union européenne, c'est autrement plus contraignant sur le plan des structures économiques et sociales, du système juridique et des institutions judiciaires. Il n'est pas possible de s'intégrer dans un espace économique et juridique aussi sophistiqué que celui de l'Europe des Quinze du jour au lendemain. Voyez l'unification allemande : elle a été très rapide, mais elle a été épouvantablement difficile à gérer, au point que l'Allemagne en supportera encore le poids pendant des années. Le plus préoccupant, c'est que l'essence du projet européen n'a pas été discutée avec les nouveaux États membres. La Convention a permis d'engager une réflexion sur les institutions, mais les raisons que nous avons de construire l'Europe ensemble n'ont pas été suffisamment abordées. Elles le seront évidemment un jour ou l'autre. Lorsqu'il y aura des décisions à prendre, il faudra bien se mettre d'accord sur les priorités. Il est vrai que les nouveaux États membres ne sont pas non plus très demandeurs d'un débat de ce genre. C'est une réalité historique dont nous devons tenir compte. Le slogan qui consiste à dire qu'ils n'ont pas échappé à la tutelle de Moscou pour retomber sous celle de Bruxelles rencontre un écho auprès de certains secteurs de l'opinion. Il faut y prendre garde.
F. P. - Dans ce contexte, ne pensez-vous pas que l'élargissement risque de décevoir les fédéralistes ?
P. L. - L'idée selon laquelle l'Europe à vingt-cinq ne peut être qu'un grand espace économique sans véritable volonté politique n'est pas du tout avérée. On peut très bien défendre la thèse inverse. Pourquoi cette nécessité de définir ce qu'on veut bâtir ensemble, qui s'est imposée aux Six, aux Douze puis aux Quinze, ne s'imposerait-elle pas également aux Vingt-Cinq ? Le projet politique lui-même, le degré d'intégration que nous souhaitons atteindre, le sens exact que nous donnons à la subsidiarité - que fait-on au niveau européen, pourquoi le fait-on, dans quelle direction et à quel rythme ? -, restent autant de questions ouvertes. Aucune loi ne dit que ce qui est possible à six, à dix ou à quinze deviendrait tout à coup impossible à vingt-cinq. À condition qu'on en débatte ouvertement et que la " motorisation institutionnelle " suive. Il ne suffit pas d'avoir des institutions bien faites et efficaces. Il faut aussi qu'elles soient légitimes, qu'elles offrent un espace de confrontation politique et de débat démocratique afin que chacun puisse s'approprier les choix européens.
F. P. - Par exemple...
P. L. - Prenons l'exemple de la fiscalité des entreprises. L'Europe doit-elle faire le choix de l'harmonisation - que j'appelle de mes vœux - ou celui de la concurrence fiscale ? Politiquement, la question n'est pas neutre. Les Français et les Allemands penchent pour l'harmonisation : ils estiment qu'on ne peut pas laisser certains pays imposer les sociétés au taux de 10 % alors qu'ailleurs elles sont taxées à 35 %. Mais d'autres sont d'un avis différent : ils voient dans l'excès de pression fiscale l'un des principaux freins à l'initiative économique. Pour eux, il faut organiser la concurrence fiscale : que le meilleur gagne ! Je ne vous étonnerai pas en disant que, parmi les partisans de cette thèse, on trouve les Anglais et certains nouveaux adhérents. Ce qui montre que la ligne de clivage ne passe pas nécessairement entre les anciens et les nouveaux. Il n'y a pas, d'un côté, les Quinze, de l'autre, les Dix. Pas plus qu'il n'y a, d'un côté, les grands États membres et, de l'autre, les petits États membres. Cette vision relève du fantasme diplomatique. Reste que, sur la question fiscale, il faudra tôt ou tard mettre les choses à plat.
F. P. - D'autant que les Dix …
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