Entretien avec Vartan Oskanian, Ministre des Affaires étrangères de la République d'Arménie depuis 1998 par Marie Jégo, correspondante du Monde en Turquie.
Marie Jégo - Le président Kotcharian et vous-même êtes les initiateurs de la stratégie de la " complémentarité ", c'est-à-dire d'une politique étrangère équilibrée entre la Russie, les États-Unis et l'Iran. Comment est-il possible de maintenir cette ligne avec une Russie de plus en plus autoritaire, un Iran de plus en plus réactionnaire et une administration américaine de plus en plus impliquée dans la région ?
Vartan Oskanian - Il ne s'agit pas d'une politique d'équilibre, comme beaucoup ont tendance à le croire. L'équilibre implique la symétrie entre les partenaires, qui doivent être traités sur un pied d'égalité. La complémentarité repose, au contraire, sur l'asymétrie. Les relations entre l'Arménie, la Russie et les États-Unis diffèrent, par exemple, en intensité. Elles ne sont pas guidées par des considérations idéologiques mais se sont établies au gré des besoins, des intérêts et des souhaits de chacun. Cette politique de complémentarité s'est révélée positive pour l'Arménie et nous entendons la poursuivre, pour autant que les rapports entre Moscou et Washington n'atteignent pas un point de rupture.
M. J. - Justement, qu'arriverait-il s'ils venaient à se détériorer ?
V. O. - Il est vrai que la situation internationale est mouvante. Mais je suis convaincu que le processus de rapprochement entre la Russie et les États-Unis est devenu irréversible. Quand bien même des tensions surgiraient entre ces deux pays, nous continuerions de toute façon dans la voie que nous nous sommes fixée. Pourquoi ? Parce que jamais les deux anciens ennemis de la guerre froide ne reviendront à leurs antagonismes passés, cela ne fait aucun doute. Dans l'état actuel des choses, nous n'avons aucune raison de modifier quoi que ce soit à notre politique étrangère. En un mot : je dirais que nous ne nous sentons pas tenus de choisir entre Moscou et Washington.
M. J. - La politique de complémentarité aurait-elle fait des émules dans la région ? Mikhaïl Saakachvili, le nouveau chef de l'État géorgien, et Ilham Aliev, le jeune président azerbaïdjanais, semblent en effet tentés par cette approche. Pensez-vous qu'à terme cette politique de complémentarité pourrait se muer en politique de neutralité ?
V. O. - Il serait souhaitable que les trois États du Caucase du Sud mènent une politique étrangère concertée. Au début, nos deux voisins ont cherché - inutilement à mon avis - leurs marques entre la Russie et les États-Unis. Ce fut le cas de l'Azerbaïdjan jusqu'à ce que le président Gueïdar Aliev (1) comprenne qu'il fallait changer de ligne et évoluer vers la complémentarité (2). En Géorgie, le contexte était différent. Édouard Chevardnadze était plutôt tourné vers l'Occident et il a maintenu ce cap jusqu'à son dernier jour à la présidence (3). En revanche, son successeur, Mikhaïl Saakachvili, a déclaré, une fois élu (4), que son pays allait faire sienne la politique de complémentarité. S'il y parvient, le Caucase du Sud dans son ensemble en bénéficiera car c'est la seule façon d'éviter l'apparition de lignes de fracture (5) dans la région. Il est vrai que la Russie maintient des bases militaires dans le Caucase. Mais, dans la mesure où les pays concernés réussissent à négocier les conditions de leur installation (6) et de leur démantèlement, ces bases ne sont pas gênantes. D'autant que les États-Unis sont désormais présents en Géorgie par le biais du programme " Train and equip " (7) qui a pour objectif d'aider les forces armées à se doter d'unités antiterroristes.
M. J. - Le président géorgien Mikhaïl Saakachvili a plus d'une fois évoqué la création d'une Confédération des États du Caucase du Sud. Y êtes-vous favorable ?
V. O. - L'idée n'est pas nouvelle. N'oubliez pas que, au début du XXe siècle, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Géorgie formaient un seul et même État. Mais un obstacle majeur se dresse devant nous : l'attitude de l'Azerbaïdjan. Il faut bien comprendre qu'à l'heure qu'il est il n'y a aucun contact entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan à cause du problème du Haut-Karabakh. Rien ne se fera tant que cette question ne sera pas réglée (8).
M. J. - Quel est l'état des relations entre le président arménien Robert Kotcharian et son homologue azerbaïdjanais Ilham Aliev ?
V. O. - Le président Kotcharian a rencontré Ilham Aliev à la fin de 2003 et au début de 2004. Il s'agissait d'une première prise de contact. Ce que nous avons retenu de ces entrevues, c'est qu'Ilham Aliev n'est pas en mesure, pour le moment, de prendre des initiatives courageuses pour parvenir à un règlement du problème du Haut-Karabakh. Je dis cela parce que Gueïdar Aliev, son père, avait précisément envisagé, quelque temps avant sa mort, de débloquer la situation. Il avait pris en compte les données historiques et juridiques du conflit (9). Ilham, lui, n'a pas une assise politique suffisamment solide pour se le permettre. Il n'est au pouvoir que depuis quelques mois, et a été élu dans des conditions peu convaincantes (10). Mais je suis certain que, au fond, l'Azerbaïdjan souhaite régler ce différend. C'est juste une question de temps.
M. J. - En attendant, ne doit-on pas redouter une reprise du conflit ?
V. O. - Les accrochages survenus à la frontière (11) n'ont rien d'alarmant. Ils ne sont d'ailleurs pas les premiers. Depuis dix ans, ce genre d'incident s'est produit à maintes reprises. Certains officiels azerbaïdjanais ont multiplié les déclarations " va-t-en-guerre ". Mais souhaitent-ils vraiment souffler sur les braises ? Et en ont-ils les moyens ? J'en doute. De plus, ils savent bien que l'Azerbaïdjan serait la première victime d'une reprise des hostilités au Haut-Karabakh. Le cessez-le-feu proclamé en 1994 a été bénéfique pour tout le monde, y compris pour ce pays qui a vu affluer les investissements, notamment dans le secteur pétrolier. L'oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (12), qui doit sa naissance à ces investissements, commencera à fonctionner en 2005.
M. J. - Quelle est la position de l'Arménie ?
V. O. - Un point est essentiel à nos yeux : celui de l'autodétermination de la population du Haut-Karabakh. Regardons les faits d'un peu plus près : juridiquement, historiquement, culturellement, …
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