Les Grands de ce monde s'expriment dans

Les défis de Georges W.Bush

Entretien avec François Heisbourg, Président de l'International Institute for Strategic Studies (Londres). Auteur, entre autres très nombreuses publications, de : Comment perdre la guerre contre le terrorisme, Stock, 2016. par Thomas Hofnung, chef de rubrique au site The Conversation.

n° 104 - Été 2004

François Heisbourg

Thomas Hofnung - Le printemps 2004 a été désastreux pour les forces de la coalition en Irak. Certains commentateurs ont même évoqué le spectre du Vietnam. Diriez-vous que les États-Unis sont en train de perdre la main dans cette opération ?
François Heisbourg - Si l'on regarde la situation militaire sur le terrain, ce n'est évidemment pas le Vietnam - où les Américains, je vous le rappelle, avaient perdu 50 000 hommes au combat en l'espace de cinq ou six ans. L'intensité des pertes quotidiennes au Vietnam était dix fois supérieure à celle du printemps 2004 en Irak ! Le vrai problème, c'est que, désormais, les forces américaines n'ont plus seulement le " statut " de forces d'occupation ; elles le sont devenues. Le principal échec de l'équipe de George W. Bush est là ! À leur corps défendant, les Américains ont réussi à réaliser la convergence d'éléments très disparates du nationalisme irakien : le nation building est en train de se faire contre eux. Parvenir à se mettre à dos la population chiite, qui avait pourtant été martyrisée sous le règne de Saddam Hussein, relève de la performance ! Je ne pensais pas que ce serait possible.
T. H. - L'analogie avec le Vietnam n'est donc pas pertinente à vos yeux...
F. H. - Elle est exacte en ce qui concerne l'impact des opérations en Irak sur la marge de manœuvre stratégique des forces américaines. Certes, les effectifs de l'US Army sont aujourd'hui plus limités qu'ils ne l'étaient à la fin des années 1960, avant la transition d'une armée de conscription vers une armée de métier. Mais, proportionnellement, la guerre en Irak immobilise encore plus de moyens militaires que la guerre au Vietnam. Bref, si demain un coup de chien survenait en Corée du Sud, à Taiwan, en Afghanistan ou dans le sous-continent indien, Washington ne disposerait pas du volant de forces terrestres nécessaire pour intervenir. Celles-ci sont comme " scotchées " à l'affaire irakienne. L'une des conséquences du passage à l'armée de métier, qui s'est également déroulé dans la plupart des pays européens, c'est qu'il n'est tout simplement plus possible de conduire des opérations militaires lourdes de type impérial ou post-impérial. Il n'y a plus suffisamment de soldats pour occuper durablement un pays. On ne peut pas mener la guerre d'Algérie ou la guerre du Vietnam avec une armée de métier : tant mieux ! En termes de population et de superficie, l'Irak représente approximativement deux fois les départements du nord de l'Algérie (Alger, Oran et Constantine). Les Français étaient parvenus à les " pacifier " avec près de 500 000 hommes. Les Américains ne peuvent pas pacifier l'Irak avec le niveau de leurs forces actuel. En dehors de toute considération politique, leur mission militaire est tout simplement devenue impossible à mener à bien.
T. H. - Pourtant, les Américains semblaient avoir très bien préparé ce que l'on a appelé " le jour d'après "... Comment expliquez-vous qu'ils se soient mis dans une telle situation ?
F. H. - Comme toujours aux États-Unis, vous aviez des gisements d'expertise considérables. Beaucoup de discussions ont eu lieu sur " le jour d'après ". J'ajoute qu'un certain nombre d'experts européens leur avaient signalé, avant le déclenchement de la guerre au printemps 2003, que les discussions ne devaient pas porter sur le jour d'après, mais sur " la décennie d'après "... Bob Woodward le raconte très bien dans son livre (1) : peu de temps avant le début des combats, la responsabilité de l'occupation a été transférée au Pentagone. Or le département de la Défense n'a absolument pas pris en compte les travaux interministériels, souvent très sérieux, qui avaient été effectués sur l'après-guerre en Irak. Le Pentagone a considéré qu'il pouvait compter sur ses protégés irakiens, en particulier Ahmed Chalabi. Les stratèges partaient du principe que les soldats allaient être accueillis avec des grains de riz et des roses. Selon eux, Chalabi était représentatif des masses irakiennes. Dans ces conditions, du point de vue des civils du Pentagone, l'absence de préparation ne constituait absolument pas un problème. Très rapidement, l'armée irakienne a été dissoute - l'une des décisions les plus stupides qui aient été prises au début de l'occupation puisqu'elle fournissait à l'insurrection des cadres expérimentés ! Les Américains étaient complètement à côté de la plaque. Ils disposaient de leur Darlan ou de leur Giraud en la personne de Chalabi ; mais il leur manquait un de Gaulle.
T. H. - Comment analysez-vous la polémique autour des mauvais traitements infligés aux détenus irakiens ?
F. H. - On assiste sur le terrain à une dérive inévitable : dans les situations de stress de ce type, où tout civil apparaît comme un ennemi potentiel, la guerre a toutes les chances de ne plus être conduite selon les règles des Conventions de Genève. On l'a vu sur les images de la prison d'Abou Ghraib (2). Le problème, c'est que cette dérive est totalement incompatible avec un projet de libération.
T. H. - En 2003, le Pentagone s'était pourtant fait projeter le film La Bataille d'Alger. Est-ce à dire que les Américains n'ont pas tiré les leçons des guerres précédentes ?
F. H. - Il s'agit d'un excellent film (3). Les responsables qui avaient pris la décision de le faire visionner avaient été bien inspirés. Sur l'affiche de présentation au Pentagone, il était écrit : " Comment gagner une bataille et perdre la guerre. " La leçon était donc claire : voilà le genre de situation dans laquelle il ne faut pas que vous vous mettiez. Jamais ! Pourtant, ils s'y sont mis... Avec une différence : les Français avaient institutionnalisé la torture, mais pour toutes sortes de raisons, ne pouvaient pas utiliser leur puissance de feu pour détruire la Casbah. Les Américains, eux, ont aplati Falloujah puis, devant le résultat, ils ont dû la céder aux insurgés ! Pour paraphraser l'anti-héros d'Apocalypse Now, le film de Francis Ford Coppola, ils ont appliqué avec un succès limité le principe suivant : il faut détruire la …