Les Grands de ce monde s'expriment dans

Un juge contre la terreur

Entretien avec Jean-Louis Bruguière, Premier vice-président du Tribunal de grande instance de Paris. Chargé de l'instruction et de la co par Jean-Michel Vernochet, Journaliste, spécialiste du monde musulman

n° 104 - Été 2004

Jean-Louis Bruguière

Jen-Michel Vernochet - Quels enseignements faut-il tirer de la tragédie madrilène du 11 mars 2004 ?
Jean-Louis Bruguière - Je suis persuadé que le 11 mars 2004 restera une date importante dans l'histoire de nos démocraties. C'est la première fois qu'une opération aussi sanglante frappait un pays européen. Avant ce jour, nous étions déjà confrontés depuis longtemps à une activité soutenue des réseaux terroristes ; mais cette activité n'avait jamais débouché sur des faits d'une telle ampleur et d'une telle gravité. Il faut rappeler que la tension existait ici, en Europe, bien avant le 11 septembre 2001. Depuis, elle n'a cessé de croître. À l'évidence, les attentats du 11 septembre à Manhattan et à Washington, comme ceux de Madrid le 11 mars dernier, ne sont pas des accidents de l'Histoire. Ils sont la conséquence d'une évolution tendancielle : la radicalisation islamiste qui remonte au début des années 1990. Au fil des ans, elle est devenue de plus en plus complexe et multiforme, pour ne pas dire " éclatée ". Aujourd'hui, elle a pris une dimension planétaire.
J.-M. V. - Vous attendiez-vous à ce que cette mouvance commette des attentats aussi violents et spectaculaires que ceux du 11 septembre 2001 et du 11 mars 2004 ?
J.-L. B. - Vous vous souvenez peut-être de l'arrestation, en décembre 1999, de l'islamiste algérien Ahmed Rassam à la frontière canadienne, alors qu'il préparait un attentat contre l'aéroport de Los Angeles. C'était la première tentative d'Al Qaïda visant à porter la dévastation sur le territoire américain. À partir de 2000, la menace s'est faite de plus en plus pressante. Notamment en France. Mais nous y étions préparés de longue date : en réalité, depuis plus d'une décennie. En effet, les choses ont rapidement évolué depuis 1994, année du basculement du GIA dans la folie meurtrière. À mon sens, c'est une date charnière. C'est alors que le Groupe islamique armé s'impose comme l'organisation dominante en Algérie. Immédiatement survient le détournement de l'Airbus d'Air France (Noël 1994) et nous, Français, entrons dans le champ d'action militaire du GIA. Pour ces terroristes d'un type nouveau, l'objectif n'est plus de prendre le pouvoir en Algérie, mais d'exporter la charia et de faire triompher leur vision de l'islam dans le monde entier.
J.-M. V. - Sommes-nous en mesure de contrer cette dérive ?
J.-L. B. - Au niveau européen, l'efficacité du dispositif anti-terroriste est réelle. Quelques exemples : en France, avant le 11 septembre, nous avons su démanteler un réseau convaincu d'avoir programmé un attentat contre l'ambassade des États-Unis à Paris ; en 2000, il y a eu une alerte très sérieuse avec l'affaire du marché de Noël à Strasbourg (2). Soyez sûr que, si cet attentat avait eu lieu, il se serait révélé particulièrement meurtrier. Cette affaire est, par ailleurs, tout à fait exemplaire de la coopération et de la coordination européennes : le drame n'a été évité que de justesse grâce à des enquêtes simultanées conduites en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni et en France. Et finalement, les terroristes ont été neutralisés à Francfort... En Angleterre, c'est une attaque de type chimique qui a été déjouée. Vous le voyez : la menace est bien réelle et nous la prenons, évidemment, très au sérieux.
J.-M. V. - En 2002, vous avez démantelé de nombreux réseaux...
J.-L. B. - Oui ! 2002 a été l'année d'un vaste coup de balai à travers l'Europe. En Italie, en Allemagne, au Royaume-Uni, en France, en Belgique... C'est alors que nous avons pris conscience d'un fait nouveau : les membres des groupes armés implantés en Europe avaient presque tous été formés ou entraînés dans le Caucase.
J.-M. V. - Vous faites allusion à la Tchétchénie ?
J.-L. B. - Oui, en premier lieu. Et cette région se trouve à trois heures de vol de Paris. C'est, évidemment, beaucoup plus près de l'Europe que l'Afghanistan... Or les liens des terroristes tchétchènes avec Al Qaïda existent depuis longtemps. Je parle en priorité du groupe de Chamil Bassaev. Mais je n'oublie pas les foyers djihadistes du Daghestan, d'Ingouchie, d'Ossétie du Nord, ou encore des gorges de Pankissi, en Géorgie. Le plus inquiétant, c'est que certains de ces groupes radicaux actifs en Europe, liés à la Tchétchénie, essaient de maîtriser de nouvelles technologies de terreur. Ils tentent, en particulier, de s'emparer d'armes de destruction massive. En décembre 2002, nous avons réussi à neutraliser quelques-unes de ces cellules. Elles préparaient des attaques contre des institutions russes en France, y compris à l'aide d'armes de destruction massive. L'enquête est en cours.
J.-M. V. - Quelles sont les spécificités des groupes terroristes que vous devez combattre ?
J.-L. B. - Nous devons aujourd'hui faire face à des organisations inédites qui appellent des ripostes entièrement nouvelles. Et pour répondre en temps réel à la menace, nous devons faire preuve d'une capacité d'adaptation et d'une souplesse d'analyse jusque-là inconnues. J'insiste sur ce point : le phénomène que nous affrontons est très mal défini. Les réseaux actuels sont polymorphes, c'est-à-dire qu'ils sont recomposables ou modulables en fonction des circonstances. Leurs membres sont polyvalents, ils ne sont pas confinés à des spécialités précises : tour à tour, le même individu peut être artificier, agent de liaison, gestionnaire financier, recruteur, et ainsi de suite. La technicité des activistes islamistes s'est accrue et diversifiée. Parallèlement, les réseaux ne sont plus directement inféodés à une direction structurée, voire centralisée. À ce titre, je considère qu'Al Qaïda ne constitue plus un concept pertinent. Il ne s'agit plus, à proprement parler, d'une organisation à caractère opérationnel digne de ce nom. Même si Al Qaïda continue d'exister, son champ d'action s'est considérablement restreint. Soit que ses dirigeants aient été éliminés physiquement lors de la chute des Talibans (le noyau dur constitué autour de mollah Omar a alors éclaté) ; soit qu'ils aient été arrêtés et emprisonnés. Mais, paradoxalement, cette déroute a accentué la planétarisation de la menace. Les métastases se retrouvent maintenant partout, y compris dans la sphère occidentale.
J.-M. V. - Quelle est la situation en Europe ?
J.-L. B. …