Entretien avec Zbigniew Brzezinski, Conseiller au Center for Strategic and International Studies (CSIS) à Washington par Jacqueline Albert simon, Conseiller auprès du Directeur et chef du bureau américain de Politique Internationale
Jacqueline Albert Simon - Dr. Brzezinski, quels seront les principaux chantiers auxquels la Maison-Blanche devra s'atteler au cours des prochaines années ? Et - question concomitante - quelles sont, selon vous, les menaces qui planent aujourd'hui sur les États-Unis ?
Zbigniew Brzezinski - Bien entendu, le premier danger auquel la population américaine est exposée - et, par conséquent, le dossier le plus urgent auquel la prochaine administration devra s'attaquer -, c'est le terrorisme mondial. Il me semble évident que notre politique antiterroriste doit évoluer. Pour une raison simple : si nous voulons remporter cette bataille, il est absolument essentiel que nous agissions avec le plein soutien de la communauté internationale. Or l'unilatéralisme entêté de l'administration Bush nous a, pendant les quatre années qui viennent de s'écouler, aliéné une grande part de ce soutien. Deuxième défi : au Moyen-Orient, conduire une politique susceptible de répondre aux dilemmes qui déchirent cette région depuis des années. Bien entendu, cette politique devra tenir compte de la haine de l'Amérique qui s'est largement diffusée dans cette zone. Troisièmement, il faudra régler le problème posé par la prolifération nucléaire, et s'occuper tout particulièrement des cas de la Corée du Nord et de l'Iran. Quatrièmement, il serait très souhaitable que les États-Unis coordonnent un important effort international visant à stabiliser cette gigantesque partie de l'Eurasie que j'ai appelée, dans mon dernier livre, les " Balkans mondiaux " et qui s'étend du canal de Suez au Xinjiang et de la frontière russo-kazakhe au sud de l'Afghanistan (1). Évidemment, il reste de nombreux autres problèmes, mais ils sont peut-être moins urgents que les quatre que je viens d'exposer. Enfin, une impérieuse nécessité sous-tend tout ce qui précède : il est indispensable de restaurer la confiance des autres nations dans l'Amérique. Ce que je disais au sujet du terrorisme vaut aussi pour le reste : partout, nous ne serons efficaces que si nous travaillons en étroite concertation avec nos alliés. Nous devons donc rétablir un véritable partenariat stratégique avec ceux-ci.
J. A. S. - À vos yeux, quelles erreurs l'administration Bush a-t-elle commises dans les domaines que vous venez d'évoquer ?
Z. B. - Commençons par le terrorisme. Je pense que la définition que l'administration Bush a donnée de ce phénomène est beaucoup trop vague. Cette définition fortement teintée de religiosité, qui dépeint les terroristes comme des êtres maléfiques par essence, désireux de semer la guerre et la destruction sur la planète entière, est bonne pour les slogans ; mais elle ne recouvre pas la réalité qu'elle prétend décrire. Les terroristes ne sont pas l'émanation d'une abstraction théologique. Bien au contraire, ils naissent d'une réalité historique concrète. C'est pourquoi il est absurde de leur déclarer la guerre sur la base de l'affirmation que les terroristes haïssent tout le monde et s'attaquent à n'importe qui. Des terroristes donnés ont des cibles données. Ceux qui en veulent à l'Amérique viennent, pour la plupart, du Moyen-Orient. Notre politique doit donc être double : mener contre ces individus une véritable guerre tout en essayant, dans le même temps, de résoudre les problèmes politiques du Moyen-Orient qui contribuent à l'émergence du terrorisme. C'est l'évidence : s'attaquer aux causes politiques du terrorisme n'est pas une concession à celui-ci, mais une dimension inévitable de toute stratégie visant à l'isoler et à éliminer le terreau sur lequel il prospère. Aussi longtemps que nous nous contenterons d'une approche uniquement répressive - justifiée par la vision biblique que colporte la Maison-Blanche -, le ressentiment que nous susciterons continuera de fournir un vivier de volontaires aux organisations terroristes. Vous savez, la haine est un sergent recruteur très efficace...
J. A. S. - Le rapport de la Commission d'enquête sur les attentats du 11 septembre (2) a suggéré aux États-Unis d'aider les gouvernements des pays qui abritent des terroristes à combattre ces derniers. Parmi ces pays : le Pakistan, l'Arabie saoudite et, bien sûr, l'Afghanistan. Une telle attitude de la part de Washington vous paraîtrait-elle indiquée ?
Z. B. - Existe-t-il seulement une autre voie que celle que préconise la Commission ? Je n'ai pas besoin de vous rappeler que les États-Unis ont énormément de problèmes sur les bras. Nous devons - pratiquement seuls - nous occuper de 23 millions d'Irakiens et d'à peu près autant d'Afghans. Le Pakistan, qui compte près de 150 ou 160 millions d'habitants, est en proie à une grande instabilité. Or ce pays possède l'arme nucléaire... Devons-nous attendre que ces États deviennent des démocraties épanouies et coopératives ? Avant que ce scénario idyllique ne se réalise, la région pourrait plonger dans le chaos ! Il est indéniablement dans notre intérêt de négocier avec le pouvoir en place à Islamabad - d'autant que, sans le concours du Pakistan, nous ne pourrons jamais stabiliser l'Afghanistan. Plus globalement, je dirais que nous ne pouvons pas nous permettre de snober tel ou tel régime sous prétexte qu'il ne nous convient pas. A fortiori lorsque le pays en question recèle un risque terroriste...
J. A. S. - Croyez-vous que l'intervention américaine en Irak était nécessaire dans le cadre de la guerre contre le terrorisme ? Selon vous, quel est le raisonnement qui a incité l'administration Bush à envahir l'Irak ?
Z. B. - Cette décision a été prise tout simplement parce qu'il y avait, au sein de l'administration, un groupe soudé - tout le monde sait bien à qui je fais référence (3) - qui envisageait depuis longtemps d'entreprendre une action préventive contre l'Irak. Ces hommes, qui voient dans les États-Unis une puissance dominatrice vouée à élargir sans cesse son hégémonie, ont prétendu que l'Irak détenait des armes de destruction massive et avait partie liée avec Al-Qaïda. C'est ainsi qu'ils ont réussi à entraîner l'Amérique dans cette opération censée, dans leur esprit, permettre à Washington de renforcer son emprise sur le Moyen-Orient. Et si le président leur a prêté une oreille si attentive, c'est dû, en grande partie, au souvenir de la guerre qui avait opposé son propre père à Saddam. Il ne fait nul doute que George W. Bush éprouvait une …
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