Entretien avec Enrique Bolaños, Président de la République du Nicaragua depuis le 10 janvier 2002 par Pascal Drouhaud, spécialiste de l'Amérique latine
Pascal Drouhaud - Monsieur le Président, pourriez-vous retracer brièvement votre itinéraire ?
Enrique Bolaños - La politique n'est pas pour moi une vocation. En réalité, rien ne me préparait à embrasser une telle carrière. À l'origine, je suis ingénieur dans l'industrie. Avec mon frère, dans les années 1950, j'ai créé une entreprise dans le secteur du textile. Si je me suis lancé en politique, c'est à cause des faits tragiques qu'a connus mon pays au cours des dernières décennies. Au Nicaragua, l'atmosphère a commencé à s'alourdir dans les années 1970. Le 27 décembre 1974, plusieurs responsables politiques ont été enlevés par le Front sandiniste (FSLN). C'était la première fois que ce groupe révolutionnaire faisait parler de lui, mais j'ai tout de suite compris qu'un événement grave s'était produit. J'ai alors cherché à alerter les gens sur le danger que représentaient les Sandinistes, d'abord dans le milieu professionnel qui était le mien, c'est-à-dire celui de l'entreprise. Personne ne voulait me croire. Au fil des mois, les tensions internes s'exacerbaient et le FSLN ne cessait de gagner du terrain. J'avais toujours autant de mal à mobiliser mes collègues contre ce mouvement qui pourtant se réclamait ouvertement du marxisme-léninisme. Il est vrai que le régime d'Anastasio Somoza ne pouvait plus durer.
P. D. - Le 10 janvier 1978, Pedro Joaquin Chamorro, le directeur du grand quotidien La Prensa est assassiné à Managua. Les événements s'emballent : manifestations demandant le départ de Somoza, grèves à répétition, suspension de l'aide militaire américaine. Que faites-vous à ce moment-là ?
E. B. - Je prépare l'avenir. Mon engagement ne faiblit pas. Alors que le Nicaragua connaît des heures cruciales, je réfléchis à ce que pourrait être une voie moyenne entre la défense d'une forme de libéralisme, une approche sociale des problèmes du pays et mon opposition au FSLN.
P. D. - La véritable rupture intervient en 1979 avec le chute du régime de Somoza et la prise du pouvoir par les Sandinistes...
E. B. - À l'époque je n'avais aucune fonction officielle, hormis celle de président de l'Organisation des producteurs de coton de l'est du Nicaragua. À peine arrivés au pouvoir, les Sandinistes ont mis en place un vaste programme de confiscation des terres. Dans le courant de l'année 1979, après le départ de Somoza, le 17 juillet, 200 000 à 300 000 Nicaraguayens ont quitté le pays. Certains chefs d'entreprise ont alors commencé à découvrir le vrai visage du FSLN. Ils ont enfin réalisé que les nouveaux maîtres du Nicaragua étaient en train d'instaurer un régime communiste.
P. D. - Comment avez-vous réussi à mener vos activités d'exploitant agricole alors que le gouvernement du FSLN conduisait une politique collectiviste ?
E. B. - Dès le début, je vous l'ai dit, les biens privés et les actifs industriels ont commencé à être confisqués. Chacun savait que cela pouvait lui arriver un jour ou l'autre, mais il faut bien continuer à vivre. Certains d'entre nous furent tués, comme Jorge Salazar, l'un des leaders de l'opposition. Beaucoup furent emprisonnés : certains pendant des mois, voire davantage ; d'autres moins longtemps ou par intermittence. Ce fut mon cas. Mais je n'ai pas varié dans mes convictions. C'est dans ce contexte que j'ai été élu président du COSEP, l'organisation du patronat nicaraguayen qui, de facto, était la principale force d'opposition au FSLN. Grâce à cette fonction, je me croyais à l'abri, moi et ma famille. Je me trompais : en 1985, c'est-à-dire pratiquement dix ans après l'émergence du Front sandiniste, tous mes biens furent confisqués, sans raison valable. On m'expliqua que l'État devait réquisitionner mes exploitations de coton pour les besoins de la réforme agraire. Je tiens à préciser que je n'en étais pas propriétaire. Ces exploitations appartenaient à un groupement de producteurs qui m'en avaient confié la présidence. Je ne faisais que gérer ces terres mises en commun. D'un seul coup, toute la partie industrielle de mon activité disparaissait : on nous retirait les machines, les tracteurs et les avions qui servaient à épandre les insecticides.
P. D. - Au quotidien, comment viviez-vous ces heures difficiles ?
E. B. - Ma femme souffrait. Nous étions angoissés bien sûr, mais on s'habitue à tout. Régulièrement, en fin de journée, nous étions pris à partie devant chez nous. De jeunes militants du FSLN se rassemblaient et hurlaient : " Contre les réactionnaires du Rison (c'était le nom de mon quartier), paredon, paredon " (1). Malgré tout, nous avons survécu. Je pouvais compter sur le soutien de mes collègues du Salvador, du Guatemala et du Mexique. Des organisations telles que Coparnex, CCN, Council of America, Febecamarra du Venezuela, COE d'Espagne, nous appuyaient. Chaque fois que nous étions emprisonnés, ils condamnaient publiquement la mesure qui nous frappait. D'une certaine manière, leur sollicitude nous a fourni une protection. Le gouvernement savait qu'il devait faire attention. C'est sans doute la raison pour laquelle je suis vivant aujourd'hui. Et c'est, aussi, ce qui m'a conduit à faire de la politique.
P. D. - Pourtant, à la fin des années 1980, vous vous retirez de la scène politique...
E. B. - Parce que la politique ne nourrit pas son homme, tout simplement ! Je me suis lancé dans une nouvelle activité professionnelle : je suis devenu programmeur informatique. C'était le tout début des nouvelles technologies, et je suis l'un des premiers au Nicaragua à avoir tenté l'aventure. Il fallait bien que je vive ! Parallèlement, je continuais à suivre, de loin, la vie politique de mon pays. J'ai toujours pensé que, dans le cadre d'élections libres, le sandinisme serait massivement battu. J'en étais tellement convaincu que j'ai préparé un plan d'alternance politique. " Azul y blanco " (bleu et blanc) : tel était le nom que nous lui avions donné. C'est ce plan qui a servi de plate-forme à Violeta Chamorro lorsqu'elle a été élue présidente de la République en février 1990 contre Daniel Ortega.
P. D. - Quel rôle les États-Unis ont-ils joué dans le rétablissement de la démocratie au Nicaragua ?
E. B. - L'installation de …
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