Entretien avec Angela Merkel, Chancelière de la République fédérale d'Allemagne depuis 2005. par Jean-Paul PICAPER
Jean-Paul Picaper - Madame Merkel, si vous étiez à la place de M. Schröder, feriez-vous mieux que lui ?
Angela Merkel - Évidemment ! Voyez-vous, la grande erreur du gouvernement en place, c'est de ne pas savoir expliquer aux gens en quoi le contexte mondial rend telle ou telle réforme nécessaire. La population n'a pas de vue d'ensemble, elle ne perçoit pas ce " fil rouge " qui doit passer à travers la politique. J'ajoute que, dans des domaines comme l'amélioration de la compétitivité, l'assouplissement du marché de l'emploi, la sauvegarde de la rentabilité des caisses de retraite et de maladie, voire la modernisation de la défense, le Parti social-démocrate offre des recettes qui auraient fait son succès dans la société industrielle du début du XXe siècle ! Comment voulez-vous qu'il soit à la hauteur des exigences du monde contemporain ? Le gouvernement tâtonne jusqu'à ce qu'il ait trouvé la bonne solution : je dis, moi, qu'il faut cesser de faire de 80 millions d'Allemands les cobayes de M. Schröder.
J.-P. P. - L'Allemagne était la locomotive de l'Europe. Elle en est devenue la lanterne rouge. La faute à qui ?
A. M. - Il est bien difficile de désigner un coupable ; mais ce qui est sûr, c'est que l'actuel gouvernement rouge/vert, comme nous l'appelons, n'a pas arrangé les choses. Il est vrai que la coalition chrétiens-démocrates/libéraux qui gouvernait l'Allemagne avant M. Schröder avait un peu tardé à adopter les mesures nécessaires. Mais ce gouvernement était tout à la joie d'avoir vu se réaliser la réunification de l'Allemagne ; de plus, il se trouvait mis en confiance par la réussite de l'économie sociale de marché tout au long des années 1960, 1970 et 1980. En tout cas, dès que le SPD a gagné les législatives de 1998, il s'est empressé de faire machine arrière et d'abroger nombre des réformes que le gouvernement précédent avait mises en œuvre - notamment dans le domaine de la santé publique, des pensions et des retraites, de la réglementation en matière de licenciements... Pour faire court, je pense que M. Schröder et son équipe ont laissé passer beaucoup de temps avant de prendre les mesures qui allaient dans le bon sens et que ce retard s'est cumulé avec celui qui avait déjà été pris : tout cela explique que les Allemands aient affronté le défi de la mondialisation bien plus tard que les autres pays industrialisés.
J.-P. P. - Y a-t-il des pays européens dont la réussite vous inspire un respect particulier ?
A. M. - L'obstacle, me semble-t-il, réside dans la différence de situation des pays avant qu'ils n'engagent les réformes nécessaires. Les petits pays sont dans une situation qui leur confère plus de facilité pour réaliser ces réformes. Voyez la Hollande, le Danemark, l'Autriche ! Voyez comme ils progressent ! À cette liste, il faut ajouter les pays qui ont un furieux désir de mieux vivre, qui ont faim de progrès. Je les appelle les " pays gourmands ". Je pense, en particulier, à l'Espagne. Ces " pays gourmands " sont disposés à accepter des réformes qui vont nettement plus loin que les nôtres. Leur population est prête à aller au-devant des difficultés afin de mieux les maîtriser par la suite - alors que les pays qui avaient déjà atteint un certain niveau de prospérité, comme l'Allemagne et la France, ont plus de mal à s'engager sur la voie du changement. À cet égard, la France comme l'Allemagne manquent de courage.
J.-P. P. - Vous avez grandi en Allemagne de l'Est sous un régime communiste. Quand avez-vous réalisé que le système socialiste était condamné ? En avez-vous pris conscience longtemps avant la chute du Mur ?
A. M. - Oui, bien longtemps avant le 9 novembre 1989. J'en étais persuadée tout simplement parce que je constatais que, dans le système d'économie planifiée qui était le nôtre, les choses ne marchaient pas. Chaque jour, 17 millions de citoyens de RDA se levaient pour aller travailler de leur mieux ; or les résultats étaient totalement infructueux ! J'ai donc réfléchi et j'ai compris, très tôt, que l'économie sociale de marché était la forme d'économie la plus juste et la plus cohérente pour une société industrialisée.
J.-P. P. - À quelle époque de votre vie cette prise de conscience correspond-elle ?
A. M. - C'était dans les années 1980. Mais, dès le plus jeune âge, j'ai eu l'intuition que les choses n'allaient pas. Quand quelque chose cloche, les enfants le remarquent immédiatement. Je vais vous donner un exemple tout bête : mes camarades et moi-même, nous ne comprenions pas pourquoi le gouvernement de la RDA était incapable d'approvisionner régulièrement un pays de 17 millions d'habitants en simples brosses à dents ! Plus tard, en cours de mathématiques, on nous soumettait des problèmes du genre : " Compte tenu des données suivantes, quand l'Union soviétique dépassera-t-elle les États-Unis en matière de taux de croissance, de puissance, etc. ? " Eh bien, quand j'ai quitté l'école, il était clair que l'Union soviétique n'avait ni rattrapé ni, a fortiori, dépassé les États-Unis ! De la même manière, on nous promettait une société sans classes. On nous disait que cela allait se produire incessamment. Et pourtant, du vendredi après-midi au dimanche soir, quand se fermaient les portes de l'école, on pouvait voir très nettement qu'on n'arriverait jamais à cette société sans classes et que, au contraire, celle-ci avait tendance à s'éloigner de nous... Toute cette réalité était visible à l'œil nu.
J.-P. P. - Vous avez fait des études de physique. Avez-vous opté pour cette discipline scientifique dans l'espoir d'avoir plus de marge de manœuvre ? En d'autres termes : en tant que scientifique, étiez-vous mieux protégée contre les ingérences de l'État ?
A. M. - Oui, c'est vrai. Mais j'ai fait ce choix, également, parce que, dans les sciences, la vérité est quantifiable : une pomme tombe de l'arbre à la même vitesse sous un régime socialiste et sous un régime de liberté ! Ce qui veut dire …
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