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Argentine : le bout du tunnel

Entretien avec Roberto Lavagna, Ministre argentin de l'Économie depuis avril 2002. par Marjorie Bertouille, Journaliste à La Tribune

n° 106 - Hiver 2005

Roberto Lavagna

Marjorie Bertouille - Monsieur le Ministre, l'Argentine a connu ces dernières années l'une des crises les plus graves de son histoire. Quels en sont les tenants et les aboutissants ?
Roberto Lavagna - Tout le monde s'accorde effectivement à reconnaître qu'il s'agit de la crise la plus profonde qu'ait connue l'Argentine depuis au moins un siècle et demi. On pourrait la qualifier de crise d'" appauvrissement " dans la mesure où elle s'est traduite par une chute vertigineuse du niveau de vie, une explosion du chômage, une destruction des capacités de production et une flambée de la dette. À l'échelle de l'individu, la pauvreté est toujours ressentie de la même manière quelle que soit son origine ; mais au niveau d'une société, l'" appauvrissement " a un effet infiniment plus déstabilisateur que la misère structurelle et permanente. Il est perçu comme un recul, la perte d'un acquis. C'est le phénomène qui s'est produit en Argentine à la fin des années 1990.
M. B. - Peut-on dire que l'Argentine est aujourd'hui sortie de l'ornière ?
R. L. - Nous avons commencé à en sortir. Mais nous en sortirons totalement le jour où les Argentins réaliseront que la croissance est durablement de retour et qu'elle s'accompagne d'effets sociaux bénéfiques.
M. B. - En quoi votre politique est-elle différente de celles de vos prédécesseurs lors des crises de 1982, 1989 et 1990 ?
R. L. - Cette fois-ci, l'État n'a pas pris en charge les dettes des secteurs les plus concentrés et puissants de la société, à commencer par les banques et les grandes entreprises endettées en dollars. Nous n'avons pas " socialisé " les pertes comme cela avait été le cas au cours des trois dernières crises de dévaluation. En 1982, par exemple, le gouvernement avait organisé un transfert considérable de recettes vers ces secteurs clés, de l'ordre de 8 à 10 % du PIB. Nous avons rompu avec ce type de politique qui laissait les bénéfices au secteur privé et les pertes à la collectivité.
M. B. - Quelle est votre recette ?
R. L. - Avant de prendre une mesure, quelle qu'elle soit, nous nous assurons qu'elle n'induit pas un coût social supérieur au bénéfice qu'on peut en attendre. Nous avons, ainsi, rejeté une série de suggestions du FMI : l'augmentation des tarifs des services publics, les bons obligatoires pour les dépôts bancaires des épargnants, les garanties de change pour les entreprises lourdement endettées en dollars, l'indexation des dettes de l'État ou l'indexation des bilans des sociétés. Cette prise de position a été déterminante. Elle nous a valu la confiance de la population ; et cela, alors que quelques mois auparavant les Argentins vouaient la classe politique aux gémonies. Vous pouvez toujours fixer un cap, tracer de grandes orientations ; mais, si votre démarche n'est pas comprise par l'ensemble de la société, elle est condamnée à l'échec. Les gens ont réalisé que nous naviguions au plus juste compte tenu de l'ampleur de la crise. C'est sans doute ce qui explique la réussite de la transition politique qui a suivi l'élection présidentielle. Cette transition est la meilleure que nous ayons connue depuis plusieurs décennies.
M. B. - À quels indices mesurez-vous le succès de votre politique ?
R. L. - Le PIB a bondi de plus de 16 % au cours des deux dernières années, les créations d'emplois ont augmenté et la pauvreté a diminué. Fin 2001, le taux de chômage dépassait les 24 %, un record historique ! Aujourd'hui, il se situe autour de 12,3 %. Autrement dit, deux millions de personnes ont retrouvé un emploi. C'est sur cette baisse du chômage que le redémarrage de l'économie argentine a pris appui. Il s'est créé un climat de confiance qui a encouragé la reprise de la consommation. Ce n'est pas suffisant, je suis le premier à le reconnaître. Il manque encore 1,8 million d'emplois. Dans un pays en développement tel que le nôtre, où le système d'indemnisation est très peu efficace, un taux de chômage supérieur à 10 % est non seulement inacceptable d'un point de vue humain ; il est aussi très dangereux sur le double plan social et politique.
M. B. - Un grand nombre d'Argentins commencent à s'impatienter face à la stagnation de leur niveau de vie. Une étude officielle de l'INDEC (Institut national de la statistique) a révélé, en 2002, que la société argentine n'a jamais été aussi inégalitaire. Que comptez-vous faire, concrètement, pour remédier à cette situation ?
R. L. - Chaque jour, nous prenons de nouvelles dispositions. Nous avons mis en place, par exemple, un train de mesures pour lutter contre l'évasion fiscale et nous avons relevé les taxes sur les exportations de pétrole. Ces rentrées d'argent nous ont permis d'augmenter les retraites, le salaire minimal, ainsi que les prestations familiales. En 2002, l'écart de revenu entre les 10 % de la population les plus riches et les 10 % les plus pauvres était de 1 à 46,4. En 2003, il n'était plus que de 32,1.
M. B. - Ne craignez-vous pas que cette reprise soit " artificielle " et qu'elle ne bénéficie qu'à des secteurs très ciblés comme le tourisme et les exportations de soja ?
R. L. - Non, pas du tout. En 2003, le taux de croissance a frôlé les 9 %. Mathématiquement, il aurait été impossible d'obtenir de tels résultats si la reprise ne s'était appuyée que sur deux secteurs économiques seulement. En 2004, le secteur industriel a continué de croître à un rythme de 12,9 % par an. Sur deux ans, on a atteint un taux de croissance économique de plus de 16 %. Non seulement la consommation et les exportations repartent, mais les investissements connaissent un véritable boom. Au cours des six derniers trimestres, ils ont enregistré une hausse de plus de 85 %.
M. B. - Quelle est la part de responsabilité qui incombe aux gouvernements précédents et au FMI dans le déclenchement de la crise ?
R. L. - Tout au début, en 1991, lorsque les autorités …