Entretien avec Walid Joumblatt par Sibylle Rizk, correspondante à Beyrouth du quotidien Le Figaro.
Sibylle Rizk -À l'exception du patriarche maronite - le cardinal Sfeir - vous êtes le seul responsable libanais non officiel à avoir été reçu par le président français. Qu'attendez-vous de la France ?
Walid Joumblatt - Jacques Chirac m'a reçu en tant que membre de l'opposition - une opposition qui aspire à rendre le Liban souverain, indépendant et démocratique. À travers moi comme à travers le patriarche Sfeir, le président a défendu le Liban tel que l'a toujours conçu la France : un Liban qui s'étendrait dans les frontières reconnues par le Mandat de 1920 (2). La France a un rôle à jouer au Liban. Ce rôle devrait lui être d'autant plus facile à remplir que le dossier syro-libanais représente l'un des seuls points d'accord entre Paris et Washington. Nous demandons avant tout à la France, ainsi qu'à l'Union européenne, de surveiller la loi électorale (3) et le bon déroulement des élections législatives qui auront lieu au printemps. Nous espérons que l'Europe fera preuve de la même vigilance que celle qui a permis le scénario ukrainien... Mais j'ai également insisté sur le fait qu'un Liban indépendant et souverain entretiendrait évidemment de bonnes relations avec la Syrie. Que cela soit bien clair : je ne m'allie pas avec Paris contre Damas, bien au contraire. D'ailleurs, la France elle-même souhaite avoir de bonnes relations avec la Syrie.
S. R. - Pourquoi soutenez-vous aujourd'hui la résolution 1559, alors que vous avez dénoncé l'internationalisation du dossier libano-syrien et reproché au pouvoir de Beyrouth d'avoir poussé la France à se rallier à la position américaine pour réclamer un retrait des troupes syriennes du Liban ?
W. J. - C'est l'atteinte à la Constitution libanaise, à travers la prorogation du mandat présidentiel d'Émile Lahoud - un homme imposé à ce poste par le chef de l'État syrien -, qui a provoqué l'internationalisation du dossier syro-libanais. Personnellement, je n'étais pas favorable à cette internationalisation. Mais certains aspects de la résolution 1559 vont dans le sens d'un Liban indépendant, démocratique et souverain. Et je ne vous cache pas que je suis prêt à profiter d'une telle évolution ! Pour dire les choses très clairement : bien qu'elle ne coïncide pas sur certains points avec l'accord de Taëf (4), auquel je souscris totalement, je ne rejette pas l'ensemble de cette résolution.
S. R. - Comment justifiez-vous votre opposition à la prorogation du mandat d'Émile Lahoud (qui a été voulue par la Syrie), alors que vous continuez à défendre la présence de troupes syriennes au Liban dans le cadre de l'accord de Taëf ? Le président Lahoud n'est-il pas, aux yeux des Syriens, le garant de l'alliance stratégique entre Damas et Beyrouth face à Israël ?
W. J. - Il est vrai que, en vertu de l'accord de Taëf, les troupes syriennes peuvent rester au Liban - dans la Békaa et dans certains autres secteurs - pour des raisons défensives. L'accord prévoit que le redéploiement des troupes syriennes doit être négocié par les gouvernements libanais et syrien. Mais une chose est sûre : un gouvernement libanais totalement sous la tutelle de la Syrie n'entamera jamais de telles négociations. Il est temps pour nous de porter au pouvoir un gouvernement indépendant, qui serait représentatif de la population et en mesure de discuter librement avec notre voisin. Or Émile Lahoud n'est rien d'autre qu'un homme de paille de Damas. Les Syriens se sont séparés de leurs principaux alliés, comme moi-même, pour ne garder que ce pion qui facilite la mainmise totale de leurs services de renseignement sur l'administration, l'armée, la police et même le secteur bancaire du Liban. Ce ne sont pas là les relations libano-syriennes que je souhaite ! Les deux pays doivent entretenir des rapports d'égal à égal, d'État à État.
S. R. - Comment la détérioration de vos relations avec la Syrie s'est-elle manifestée ?
W. J. - L'hostilité est allée croissant. Dès 1998 (5), je me suis opposé à l'accession d'Émile Lahoud à la présidence. Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, j'ai dû rectifier le tir à cause de la tempête qui s'est abattue sur le Proche-Orient (6), ce qui ne m'a pas empêché de dénoncer le régime policier et l'interpénétration des services de renseignement libanais et syriens mise en œuvre par le président. Aujourd'hui, c'est devenu absolument incontestable : Émile Lahoud se trouve à la tête d'un régime fantoche, semblable à ceux qui étaient protégés par l'Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale.
S. R. - Vous comparez souvent la présence militaire syrienne au Liban à celle de l'Otan en Europe. L'enjeu de cette présence est-il vraiment militaire ? Pour la Syrie, qui veut s'assurer qu'elle ne sera pas lâchée par Beyrouth, cette présence ne répond-elle pas plutôt à des objectifs politiques ? La Syrie ne souhaite-t-elle pas avant tout lier le destin du Liban au sien ?
W. J. - Le Liban ne peut pas se permettre d'avoir des relations hostiles avec la Syrie. Par le passé, quelques aventures nous ont coûté très cher - je pense au moment où certaines factions libanaises se sont alliées avec Israël et les États-Unis contre la Syrie (7). Je crois que le temps est venu de mettre fin aux séquelles de la guerre. Un Liban démocratique, multiconfessionnel et libéral est un avantage pour la Syrie. Mais certains cercles idéologiques syriens - baasistes ou autres - reprennent l'ancien slogan selon lequel le Liban n'est, historiquement, qu'une partie de la Syrie. Ces cercles contestent la séparation entre le Liban et la Syrie, qui a eu lieu en 1920. Il s'agit là d'une discussion idéologique sans fin. Jusqu'à la Première Guerre mondiale, aussi bien le Liban que la Syrie - en fait, le monde arabe dans son intégralité - appartenaient à l'Empire ottoman. L'idée libanaise elle-même, le Mont-Liban, remonte à des siècles. Les frontières du Liban contemporain ont été dessinées en 1861 avec le régime de la Moutassarifiya (8). Si le Liban et la Syrie doivent envisager un jour une structure fédérale, il faudra que cette décision revienne à …
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