Entretien avec Luca cordero Di montezemolo, Président de Ferrari depuis 1991 par Richard Heuzé, correspondant de Politique Internationale en Italie
Richard Heuzé - Les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne s'ouvriront le 3 octobre prochain. En France et en Allemagne, les opinions publiques y sont en majorité hostiles, pour le moment du moins. Estimez-vous que la Turquie n'est pas un pays européen, son territoire se trouvant à 90 % en Asie mineure ? Ou, au contraire, partagez-vous l'opinion de ceux, comme Jacques Chirac, qui craignent de rejeter la Turquie dans les limbes du fondamentalisme islamique en lui fermant la porte de l'Europe ?
Luca Cordero di Montezemolo - Je suis de l'avis de Jacques Chirac. Si nous envisageons cette adhésion en termes strictement culturels et géographiques, il est difficile de soutenir que la Turquie fait partie de l'Europe. En revanche, si nous parlons d'une Europe élargie - ce qui est déjà le cas dans les faits - et si nous pensons qu'il vaut mieux intégrer un pays que le tenir à l'écart, l'ouverture de négociations me paraît une bonne chose, d'autant qu'elles dureront au moins dix ans. L'Europe aura tout le temps d'évaluer les progrès d'Ankara vers la démocratie ! Cette adhésion, par surcroît, ne sera pas " passive " : elle obligera la Turquie à une série de réformes qui lui permettront de se rapprocher de l'Europe sur les plans politique, économique, social et culturel. Selon moi, opter pour l'isolement aurait été une erreur.
R. H. - Mais ne craignez-vous pas, comme certains, que l'adhésion d'un pays comprenant 80 et bientôt 100 millions de musulmans n'entraîne pour l'Europe une perte d'identité culturelle ?
L. D. M. - Cela aurait pu être le cas si l'Europe était restée centrée sur le noyau dur de ses pays fondateurs. Dès lors qu'elle compte vingt-cinq pays membres, et bientôt vingt-sept, l'objection ne tient plus. Prenez la Grèce. Elle représente le sud de l'Europe ; mais, d'un point de vue strictement géographique, en fait-elle vraiment partie ? L'Union élargie que nous connaissons aujourd'hui est déjà culturellement très éloignée de l'idée que l'on pouvait se faire de l'Europe " traditionnelle ". L'entrée de la Turquie n'y changera rien.
R. H. - Une Europe aussi démesurée ne risque-t-elle pas de devenir une simple zone de libre échange, au grand dam des pays qui veulent s'intégrer plus rapidement ?
L. D. M. - Tout processus de transformation passe par des phases difficiles. Je partage pleinement la mise en garde qu'a lancée Nicolas Sarkozy lorsqu'il était ministre de l'Économie. Il dénonçait les risques de délocalisation à l'intérieur de l'Europe, ce qu'il appelait le " dumping " interne de la part des pays qui viennent d'adhérer à l'Union. En octroyant aux entreprises qui s'implantent chez eux des conditions extraordinairement plus favorables que dans nos économies occidentales assujetties à des réglementations économiques et fiscales et à des contraintes sociales autrement plus sévères, ces pays exercent une concurrence sauvage. En outre, ils reçoivent plus du budget communautaire qu'ils n'y contribuent, ce qui représente un coût supplémentaire. Ces déséquilibres posent un réel problème. Mais ce n'est pas une surprise : on le savait au moment de l'élargissement.
R. H. - L'élargissement à la Turquie n'est-il pas, aussi, une chance à saisir ?
L. D. M. - À terme, et à condition de se doter de règles équitables pour tous les pays membres, c'est en effet une chance. L'Europe de l'Atlantique à la mer Noire et de la Baltique à la Méditerranée pourra faire contrepoids à la puissance américaine. Elle pourra discuter avec elle dans une position économique et commerciale plus forte, à armes égales. En outre, je vois dans l'ouverture à Ankara une grande opportunité de développement en direction de la Méditerranée. Dans ce cadre-là, l'Italie a un rôle important à jouer. Du Maroc à la Turquie, les pays de la rive sud sont très prometteurs en termes de marchés.
R. H. - C'est sans doute la raison pour laquelle, le 9 décembre dernier, vous avez plaidé, devant l'Union des industriels européens (UNICE) réunie à Bruxelles, pour une relance énergique du processus de Lisbonne. Ce processus, on le sait, se fixe pour objectif d'améliorer sensiblement la compétitivité européenne d'ici à 2010. Mais est-il encore temps ?
L. D. M. - L'industriel que je suis ne peut s'empêcher de trouver l'Europe un peu vieillotte. Pas seulement du point de vue démographique, mais aussi dans ses comportements. Elle est paresseuse, prisonnière d'une bureaucratie étouffante. Elle a un mal fou à réaliser les réformes structurelles dont elle a pourtant un besoin urgent. Souvent, les gouvernements qui s'aventurent sur ce terrain sont désavoués par les électeurs ou se retrouvent en fâcheuse posture. C'est le cas de Gerhard Schröder en Allemagne. Réformer veut dire faire des choix, autrement dit mécontenter certaines franges de son électorat, avec les inévitables conséquences politiques qu'une telle attitude implique. Pour l'instant, Lisbonne reste un vœu pieux. Et pourtant, dans la confrontation avec ses grands concurrents que sont le continent américain et l'Asie du Nord-Est, l'Europe accuse un énorme retard de compétitivité. Taux d'innovation, recherche, infrastructures, coût du travail : toutes ces questions méritent d'être repensées. Pour concrétiser les engagements de Lisbonne, il faudrait une coordination centrale à Bruxelles. Ce qui ne pourra se faire sans une volonté collective. C'est pourquoi j'ai effectivement proposé que, d'ici le mois de mars, chaque pays formule cinq priorités fortes - pas dix, cinq - en matière de réformes structurelles. Il appartiendra ensuite à l'Europe de faire comprendre aux opinions publiques combien il est important de les réaliser. Car la compétitivité de l'Europe est la somme des efforts accomplis par chacun des États qui la composent.
R. H. - Que suggérez-vous pour l'Italie ?
L. D. M. - L'Italie a besoin de ce que j'appelle un " projet-pays ". Un programme global, coordonné, à long terme, qui ne dépende pas de contingences temporaires ou de lois de finances, mais qui fasse appel à l'effort collectif et à la conscience civique. Oublions, pour une fois, les clivages politiques et concentrons-nous sur de grandes priorités. J'en vois cinq : 1°) Accroître la concurrence, c'est-à-dire libéraliser davantage l'économie, …
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