Entretien avec Hubert Védrine, Ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002) par Isabelle LASSERRE et Grégory RAYKO
Isabelle Lasserre et Grégory Rayko - En novembre dernier, George W. Bush a été réélu président des États-Unis. En matière de politique étrangère, pensez-vous que Bush II différera sensiblement de Bush I ?
Hubert Védrine - Parler de Bush II est peut-être trop optimiste. En tout cas, c'est prématuré. Il ne faut pas raisonner à partir de nos espérances, mais en fonction de l'Amérique réelle : Bush a été si confortablement réélu qu'il peut à bon droit se sentir légitimé. Bien sûr, il peut juger utile de faire évoluer sa politique étrangère en fonction de ses besoins. Mais pourquoi la changerait-il substantiellement ? L'élection présidentielle a démontré que Bush n'était pas une parenthèse. Tous ceux qui avaient espéré que son élection en 2000 apparaîtrait, avec le recul, comme un simple " accident " doivent se rendre à l'évidence : jamais un président américain n'a obtenu autant de voix ! Qu'on le veuille ou non, tout ce qui heurtait les Européens a été approuvé. C'est indéniable : ce sont des éléments que les Européens n'avaient pas voulu voir, des éléments qui étaient dans l'angle mort de leur analyse, qui caractérisent l'Amérique d'aujourd'hui. En fait, l'émergence de cette autre Amérique était perceptible bien avant le 11 septembre 2001. Et même dans l'hypothèse d'une élection de John Kerry, cette vague de fond nationaliste, sécuritaire et souverainiste aurait perduré. I. L. et G. R. - Comment interprétez-vous la nomination de Condoleezza Rice au Département d'État ?
H. V. - Comme une clarification qui n'annonce certainement pas un infléchissement de la politique étrangère américaine. On ne nomme pas Rice pour faire une diplomatie à l'européenne ! Faut-il regretter Colin Powell ? Il aura été un secrétaire d'État raisonnable et de bonne volonté, proche des Européens, aimé à proportion inverse du rejet qu'inspirait la politique du président. Mais il n'a jamais vraiment réussi à s'imposer ni à convaincre Bush de suivre ses avis. Avec Rice, au moins, on sait exactement à quoi s'attendre. Elle partage entièrement la vision du président. Quand elle parlera, on pourra être certain que c'est George W. Bush qui s'exprimera par sa voix. Il est évident que la nouvelle secrétaire d'État défendra fermement les intérêts des États-Unis ; et elle n'hésitera pas à imposer leurs vues au reste de la planète. Nous voilà prévenus.
I. L. et G. R. - George W. Bush et son équipe sont voués aux gémonies dans tout le monde arabo-musulman. Faut-il y voir une montée de l'anti-américanisme ? Ou bien s'agit-il d'un ressentiment dirigé avant tout contre la personne du président ?
H. V. - La seconde hypothèse est la bonne. Il faut distinguer l'anti-américanisme de l'anti-bushisme. Partout dans le monde, il existe un certain degré d'allergie à l'hégémonie américaine. Cette irritation est très variable selon l'histoire particulière de chaque région. Dans l'univers arabo-musulman, c'est la question palestinienne qui constitue, depuis longtemps déjà, le principal abcès de fixation. Il s'agit d'ailleurs de la seule véritable pomme de discorde car, hormis cette question, les Arabes n'ont aucune raison d'être anti-américains ! Il reste que ce malaise s'est aggravé avec la politique de Bush, qui a proprement scandalisé l'opinion arabe. Une indignation dont a profité le courant islamiste fondamentaliste pour promouvoir sa haine de l'Amérique. Il faut noter, à ce sujet, que la détestation que les islamistes éprouvent pour les États-Unis est une sorte de " haine dérivée ", dans la mesure où leur première cible n'est pas le camp occidental mais les régimes musulmans " impies ". Quoi qu'il en soit, il est certain que, pour les radicaux, la ligne suivie par George W. Bush a été une véritable aubaine. Plus généralement, je dirais que l'administration Bush a douché les illusions qui s'étaient développées depuis la fin de l'Union soviétique - je fais référence aux théories selon lesquelles l'émergence d'un nouvel ordre international augurerait d'un monde post-national et post-tragique, moins militaire, plus pacifique et hédoniste. Le ton de la Maison-Blanche et l'unilatéralisme de la politique américaine ont particulièrement choqué l'Europe. Les Européens doivent faire leur deuil des relations transatlantiques telles qu'elles existaient du temps de la guerre froide - une époque où, sous le coup de la même menace avérée, la communauté de destin Europe/États-Unis était évidente. Ils avaient aimé l'Amérique en technicolor. Elle est redevenue en noir et blanc.
I. L. et G. R. - Ce raidissement de Washington que vous évoquez explique-t-il à lui seul l'anti-américanisme français ?
H. V. - Cet anti-américanisme est très disparate. Même si pratiquement toutes les composantes de la société française sont agacées par l'hégémonie américaine, le rapport des Français aux États-Unis diffère sensiblement selon leur appartenance politique, leur expérience personnelle, leurs goûts culturels, etc. De toute façon, je pense qu'il ne faut pas exagérer la portée de l'anti-américanisme français. Il s'agit d'un phénomène bien connu - contrairement à la francophobie américaine, qui existe depuis longtemps et que certains n'ont réalisée que récemment. En fait, s'il est certain que la France n'aime pas George Bush, on aurait tort de croire pour autant qu'elle déteste l'Amérique. Le président américain a réussi à faire la quasi-unanimité contre lui. Face à Bush, l'allergie française ne se distingue guère de celle que les autres pays éprouvent à son égard.
I. L. et G. R. - Il n'empêche que, comme les États-Unis, la France est persuadée d'être porteuse d'un message et de valeurs universelles. Washington et Paris sont-ils en compétition sur ce terrain ? Cette volonté messianique est-elle mal perçue par les autres pays ?
H. V. - Il est vrai qu'il existe en France, dans certains milieux intellectuels, politiques ou médiatiques, à côté des pro-américains, une forme de jalousie vis-à-vis des États-Unis. La France s'estime dépositaire d'un message universel. Or les États-Unis se sont saisis de ce rôle et pensent que leur système est le meilleur et qu'il faut le propager partout. Et, pour y parvenir, ils disposent de plus de moyens que la France d'aujourd'hui ! Un état de fait qui rend cette dernière chagrine. Mais pour le monde en général, le problème n'est …
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