Les Grands de ce monde s'expriment dans

Russie : moderniser ou civiliser ?

Entretien avec André Glucksmann, Philosophe par Galia ACKERMAN

n° 106 - Hiver 2005

André Glucksmann

Galia Ackerman - Vous avez publié un grand nombre d'articles et d'ouvrages consacrés à la Russie. C'est précisément sur ce pays que j'aimerais vous interroger. Commençons par une question de fond : selon vous, les hommes politiques occidentaux comprennent-ils bien ce qui se passe en Russie ? L'image qu'ils s'en font vous semble-t-elle conforme à la réalité ?
André Glucksmann - Aucunement. Prisonnières d'un nouveau mirage russe, nos élites dirigeantes nagent en plein fantasme. C'est à qui fera le mieux la cour à Vladimir Poutine : les leaders qui étaient favorables à l'intervention en Irak - je pense, en particulier, à Silvio Berlusconi et à Tony Blair -, tout comme les " anti " irréductibles, comme Jacques Chirac ou Gerhard Schröder, se disputent le privilège d'inviter le président russe dans leurs villas ou se rendent à Saint-Pétersbourg et Moscou pour ovationner sans rire le nouveau chantre de la démocratie, fût-ce sur une montagne de cadavres tchétchènes. Cette image d'une Russie irrévocablement engagée dans le bon chemin n'est en rien conforme à la réalité. Le récent soulèvement ukrainien devrait mettre la puce à l'oreille des malentendants. Face à la " révolution orange ", Poutine n'a contrôlé ni la situation ni sa langue. Il est intervenu sans pudeur dans les affaires d'un État dont il avait oublié l'indépendance. Ses alliés - les mafias locales - gouvernaient par le mensonge d'État et le bourrage des urnes, quitte à liquider si nécessaire journalistes et opposants au couteau et au poison. L'occupant du Kremlin ne fait pas mystère de sa volonté de rétablir l'empire russe, sa " zone d'influence ", au moins dans la dimension d'un " bloc slave ". Il n'a pas davantage dissimulé son mépris pour les règles élémentaires de l'équité électorale. Et il vomit l'universalité des droits de l'homme (qui s'en réclame coiffe, selon ce grand démocrate, un " casque colonial "). Pris au dépourvu par la résistance ukrainienne, il a fustigé à la soviétique le " complot " atlantiste. Faut-il prendre ses soudaines foucades anti-américaines et anti-européennes au pied de la lettre ? Pas plus que ses antérieures professions de foi " libérales ". Poutine appartient à une nomenklatura qui, après soixante-dix ans de communisme et dix ans de pillages post-communistes, ne croit plus en rien : ses hommes d'appareil se soucient peu de vérité ; pour eux, les mots sont ployables à merci. Il ne s'agit pas de convaincre mais de vaincre, et tous les moyens sont bons pour conserver leur pouvoir et, si possible, l'étendre. Et chaque échec d'être imputé à la malveillance d'en face, plutôt qu'à leur propre aveuglement. Le président russe vient de dénoncer la " révolution permanente " qui a déboulonné le despotisme de Milosevic à Belgrade, puis les démocraties fantoches post-soviétiques de Géorgie et d'Ukraine. Il désigne ainsi un phénomène de très longue durée qui a commencé avec la dissidence des années 1960 et s'est poursuivi avec le printemps de Prague en 1968, le combat de Solidarnosc des années 1980, la chute du mur de Berlin et la lente et douloureuse démocratisation de l'Europe centrale. On comprend que le Kremlin n'apprécie guère ces successives révolutions de la liberté. Plus étranges sont les surprises à répétition de l'Union européenne, laquelle s'obstine à occulter un mouvement anti-totalitaire qui bouleverse le continent européen depuis bientôt un demi-siècle. C'est ce mouvement que Poutine, dans son vocabulaire KGBiste, critique sous l'expression " révolution permanente ".
G. A. - Cette " cour à la Russie " est effectivement étonnante. Économiquement, ce pays n'est pas à la pointe du progrès ; plus généralement, ce n'est plus un pays très puissant. Certes, la Russie possède encore une grande capacité militaire, mais il s'agit tout de même d'un État civilisé qui ne se permettra jamais de déclencher une guerre nucléaire. Dès lors, comment expliquez-vous le consensus occidental à son sujet ?
A. G. - La Russie n'est pas l'URSS, mais elle demeure une grande puissance. Économiquement, elle ne prétend plus " rattraper et dépasser les États-Unis ". La seule utopie que Poutine fait miroiter aux Russes est de rattraper le niveau actuel du Portugal... dans quinze ans. Idéologiquement, elle a perdu son aura et n'incarne plus l'" avenir radieux ". Pourtant, le G7 coopte Poutine, au point de devenir, en son honneur, G8. Preuve qu'aujourd'hui la force ne se résume pas aux performances économiques et au rayonnement " spirituel ". Il est temps de repenser ce qu'on appelle force et rapports de force.
G. A. - Pensez-vous que la Russie a sa place au G8 ?
A. G. - Oui. La Russie doit y être incluse, car elle incarne triplement un fantastique pouvoir de nuisance mondiale. Primo, elle possède le deuxième arsenal nucléaire du monde. Poutine l'a rappelé le 16 novembre 2004 en affirmant qu'il était en train de fabriquer des armes nucléaires irrésistibles, à portée universelle, des armes qu'aucun bouclier anti-nucléaire au monde ne saurait arrêter. Et personne ne remet cette possibilité en question. Les États-Unis eux-mêmes n'ont jamais cru que leur bouclier anti-missile pourrait mettre leur territoire à l'abri d'une attaque russe. Ce bouclier a été conçu pour protéger l'Amérique contre des puissances nucléaires bien moins importantes. Pourquoi Poutine a-t-il tenu à brandir derechef ses fusées ? La lecture du calendrier apporte la réponse à cette question : le 21 novembre, soit cinq jours seulement après sa menaçante déclaration, avait lieu le second tour de l'élection présidentielle ukrainienne. Au prix d'une gigantesque fraude, le candidat pro-Poutine devait l'emporter. " Pas touche à mon arrière-cour ! ", semblait dire Moscou. Le rappel de la puissance militaire russe devait inciter les puissances occidentales à renoncer à toute contestation des résultats de ce simulacre d'élection. Le Kremlin entendait, de cette manière, sanctuariser sa zone d'influence. C'est la protestation des Ukrainiens eux-mêmes qui a déjoué cet exercice de dissuasion. Si la menace nucléaire a réussi à imposer à l'Ouest de garder le silence sur le sort de la petite Tchétchénie, cette méthode ne fonctionne pas aussi bien pour ce qui concerne l'Ukraine, un pays de 50 …