Entretien avec Vladimiro Roca, Économiste par Pierre Rigoulot, Directeur de l'Institut d'histoire sociale
Pierre Rigoulot - Le pouvoir cubain interdit à l'opposition de s'exprimer légalement, mais il lui permet une existence marginale : quelques-uns de ses représentants se rendent à l'étranger, participent à des colloques, reçoivent des prix, accordent des entretiens. Castro en emprisonne certains, en libère ensuite une partie. Comment expliquez-vous ce jeu cruel du chat et de la souris ?
Vladimiro Roca - Pour le comprendre, il faut bien se pénétrer des caractéristiques du dirigeant cubain. Fidel Castro est un homme qui souffre de mégalomanie, un homme animé d'une très grande soif de pouvoir, qui se considère comme un dieu. Il n'admet aucune contradiction ni aucune opinion qui diverge de la sienne ou qui s'appuie sur des critères différents des siens. C'est, de plus, un homme qui, du fait de son âge, de la longévité de son pouvoir et de la haine qu'il éprouve pour le peuple cubain, est totalement avili.
P. R. - De la haine ?
V. R. - Oui, il ressent de la haine pour tous ceux qui pensent autrement que lui - et ils sont nombreux ! -, pour tous ceux qui professent des opinions différentes ou qui, tout simplement, par leur mode de vie ou leur manque d'enthousiasme, montrent qu'ils ne sont pas d'accord avec lui. Quant au " jeu " que mène, de manière cruelle comme vous le dites, le gouvernement cubain, c'est une façon de maintenir l'opposition en marge et, au-delà de l'opposition, de répandre la terreur dans toute la population. Castro ne peut diriger que par la terreur.
P. R. - Cette haine des gens qui lui résistent peut paraître étrange : Castro ne comprend-il pas les réticences d'une population fatiguée, victime de mille privations ? Ne voit-il pas l'état délabré de la capitale ? Peut-il encore penser aujourd'hui qu'il a choisi la bonne voie pour Cuba ? N'éprouve-t-il vraiment aucun doute devant les résultats obtenus après un demi-siècle ?
V. R. - Non, la haine éprouvée par Castro n'a rien d'étrange. C'est un sentiment inhérent à sa personnalité. Deux personnages éminents l'ont exprimé à leur manière. L'un est Frédéric II de Prusse ; l'autre, un humoriste et scénariste argentin, Aldo Cannarota. Le premier a dit : " Quiconque aspire à avilir son semblable est forcé de devenir un imposteur et un être sanguinaire. " Quant au second, il a eu ce trait d'esprit : " Qui peut dire quelque chose en dix mots et en utilise vingt est capable de n'importe quelle mauvaise action " ! Si l'on s'en tient non à ce que dit Castro mais à ce qu'il fait, ces formules prennent tout leur sens. Toute tyrannie ne prétend qu'à une chose : soumettre l'ensemble de la société en recourant, pour cela, à la tromperie et à la répression la plus brutale et la plus sanglante. C'est précisément ce à quoi Castro s'emploie, depuis son arrivée au pouvoir en 1959. Il a aussi utilisé le verbe pour subjuguer tous ceux qui l'écoutent sans analyser ni ses actes ni son discours... Castro est convaincu qu'il a fait le bon choix pour lui-même. Et comme Lui-même se confond avec le Peuple, la Révolution et la Patrie, eh bien, son choix est le meilleur pour tous. Les privations et le délabrement de la capitale ne le troublent pas. Il connaît l'existence de ces privations, il connaît l'état délabré de la capitale, mais il croit que le peuple doit souffrir pour se forger une conscience et se fortifier. Il ne perd jamais une occasion de lui infliger toutes sortes d'épreuves.
P. R. - Dans ces conditions, quelle doit être la stratégie de l'opposition ? Doit-elle se contenter de témoigner ou doit-elle aller à la rencontre du peuple ? Et de quelle manière ?
V. R. - Témoigner est, en effet, l'une des options qui s'offrent à l'opposition. C'est, d'ailleurs, ainsi que le mouvement dissident et de défense des droits de l'homme s'est fait connaître. Mais témoigner ne suffit pas ; il faut aussi agir. Et c'est là que les choses se compliquent. Certes, les opposants ont, en général, un lien assez fort avec la population : leurs activités politiques et sociales - aide aux prisonniers, distribution de médicaments aux malades, etc. - se déploient dans leur quartier ou, pour ceux qui ont encore un emploi officiel, sur leur lieu de travail. Ce lien se mesure au nombre de plus en plus grand de citoyens ordinaires qui apportent à ces malheureux de l'aide quand les autorités les harcèlent, quand ils sont malades ou quand leurs proches sont jetés en prison. Mais le problème fondamental, c'est que nous n'avons pas encore trouvé le moyen de communiquer avec le peuple pour le mobiliser en faveur des changements, pour l'aider à vaincre sa peur pathologique et pour lui faire entrevoir un avenir qui ne passe pas par le régime actuel. Comme vous le savez, l'opposition n'a pas accès aux médias, qui restent monopoles d'État. Elle n'a aucune possibilité matérielle de diffuser ses idées et ses propositions.
P. R. - Mais comment être actifs sans passer pour des " agents de l'ennemi " ?
V. R. - Pour le gouvernement, nous serons toujours des mercenaires au service d'un pays étranger. Avant même de nous manifester, nous serons disqualifiés. C'est pourquoi nous menons à bien notre travail sans nous occuper de ce que le régime peut dire ou penser de nous. Et nous agissons ouvertement. Pour nous, toutes les initiatives sont bonnes à prendre, pourvu qu'elles se situent dans le cadre d'actions pacifiques ou dans celui de la désobéissance civile.
P. R. - Vous parlez comme si l'opposition était unie. N'y a-t-il pas des divergences importantes en son sein ?
V. R. - L'opposition pacifique est unie dans la mesure où elle poursuit un seul et même objectif : apporter la liberté et la démocratie à notre pays. Mais elle est plurielle dans la façon de s'exprimer comme dans les voies qu'elle emprunte pour favoriser les changements. Parmi ces voies, on trouve le projet Varela, les propositions de l'Assemblée pour …
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