Entretien avec Michel Barnier, Commissaire européen chargé du marché intérieur et des services depuis le 9 février 2010 par Isabelle LASSERRE
Isabelle Lasserre - Monsieur le Ministre, que se passera-t-il si le non l'emporte au référendum ?
Michel Barnier - Si un pays parmi les Vingt-Cinq refuse la Constitution, il n'y aura plus de Constitution. C'est aussi simple que cela. Que se passera-t-il ? Nous travaillerons avec les traités, ceux de Nice et d'Amsterdam, dont tout le monde sait qu'ils sont insuffisants. Ces traités ont été utiles dans le court terme mais ils ne fonctionnent pas sur le long terme. Le risque du non, c'est donc une Europe qui s'embourbe, tombe en panne. Or, les gens de bonne foi en conviennent, la Constitution apporte des progrès sur tous les sujets. Pas autant que je l'aurais parfois souhaité, car cette Constitution n'est pas idéale ; mais il n'y a pas une disposition dans ce texte qui soit en recul par rapport aux traités existants, qu'il s'agisse de la démocratie, du social, de la sécurité ou de la politique étrangère. Sans Constitution, on garde l'Europe, mais avec ses insuffisances, ses faiblesses, ses problèmes. Ce serait grave, car nous sommes dans un monde où personne ne nous attend. Ce que nous ne ferons pas, nous les Européens, pour l'Europe, personne ne le fera à notre place. I. L. - Si vous pouviez refaire l'Histoire, qu'aimeriez-vous changer dans l'Union européenne et quelles sont les choses que vous avez le pouvoir de changer aujourd'hui ?
M. B. - Si la politique signifie que l'on fabrique du progrès, de la paix et de la stabilité plutôt que d'entretenir des guerres entre les peuples, alors le projet européen est le plus valorisant des projets politiques. Le fait qu'il ait tenu ses promesses de paix et de stabilité depuis cinquante ans prouve, rétrospectivement, qu'il n'y a pas grand-chose à y changer. Jean Monnet et Robert Schuman ont eu la bonne intuition : obliger les États à se respecter, à partir d'une vision politique, en faisant en sorte qu'ils aient un vrai intérêt à être ensemble. Il a été judicieux de construire ce projet progressivement, étape par étape, " pas à pas ", car personne n'était prêt à une sorte de " big bang " fédéral. Pas plus aujourd'hui qu'hier. Le projet européen est aussi un projet unique. Nulle part ailleurs dans le monde, et jamais dans l'Histoire, nous n'avons vu des nations mutualiser leurs énergies, leurs ressources, leurs politiques, sans pour autant fusionner ni s'effacer. Les choses ont été bien faites. Aujourd'hui, je voudrais voir des inflexions s'imposer vers une dimension plus culturelle, plus humaine et, surtout, plus politique de l'Union européenne.
I. L. - Quelle marque voudriez-vous laisser aux Affaires étrangères ?
M. B. - Sur le plan de l'organisation de ce ministère, j'aimerais réaliser le regroupement de tous les services au sein d'un site unique. Sur le fond, je voudrais que nos diplomates acquièrent davantage le réflexe européen. Que notre diplomatie vive avec son temps, celui de l'Europe. Et que, loin de contraindre ou d'imposer, nous agissions en entraînant, en convainquant et en nous respectant. C'est là la clé de l'influence française pour les prochaines décennies.
I. L. - La France tient-elle suffisamment compte de l'opinion des nouveaux entrants, et notamment de la Pologne ?
M. B. - Je sais que certains pays, en particulier la Pologne, ont parfois eu des ressentiments et ont émis des critiques à l'égard de la France. Pourquoi ? Peut-être est-ce dû à l'idée de confédération qui avait été proposée par François Mitterrand. Ces pays ont eu le sentiment qu'ils n'étaient pas les bienvenus dans l'Union européenne, qu'ils n'étaient pas considérés comme des membres à part entière. Il y a peut-être eu aussi des phrases de précaution ou d'avertissement prononcées à telle ou telle époque. Mais ce sentiment est derrière nous. Preuve en est la récente proposition du président de la République de créer un sommet franco-polonais annuel, à l'instar de ceux qui existent avec l'Espagne ou l'Italie. Dès que la France ne regarde pas de haut et de loin ces peuples - ce qu'elle a pu peut-être faire parfois dans le passé - les relations s'améliorent. Nous savons ce que ces pays peuvent apporter à l'Union. La Pologne, puisque c'est elle que vous évoquez, a un point de vue très personnel sur la relation que l'Europe doit avoir avec ses voisins de l'Est. Or c'est une nécessité, pour l'Europe, d'entretenir des relations stables et saines avec tous les pays de son voisinage, y compris avec la Russie, pour éviter les crispations ou les malentendus. Aujourd'hui, je le répète, les nouveaux pays membres de l'Union - comme nous tous - doivent acquérir le réflexe européen et définir de nouveaux rapports avec les pays à l'extérieur de l'Union. Ce réflexe ne se décrète pas, il se construit avec le temps.
I. L. - Le couple franco-allemand est-il dépassé ?
M. B. - Non. Ce dialogue, qui n'a pas toujours été spontané, qui exige en permanence de la volonté et de la patience, reste vital. Pour nous et pour l'Europe. Quand il ne fonctionne pas, il n'y a pas grand-chose qui fonctionne. Et quand il fonctionne, ça ne suffit plus. Je dirais que cette entente franco-allemande est toujours aussi nécessaire mais qu'elle n'est plus suffisante à elle seule pour faire avancer l'Europe. Pourquoi ? Parce que nous sommes vingt-cinq et que l'Union a besoin d'une force motrice plus large pour progresser. Il faut donc associer ceux qui le veulent à ce dialogue franco-allemand. Ce tandem n'est pas dépassé : l'idée de réconciliation, qui a inspiré initialement la coopération franco-allemande, reste d'actualité pour construire le pôle européen ; il faut donc la garder. Mais ce tandem essentiel doit être ouvert aux autres et jouer un rôle d'entraînement pour le projet européen.
I. L. - Jusqu'où l'Union européenne peut-elle et doit-elle aller ? Jusqu'en Turquie ? Jusqu'en Ukraine ?
M. B. - La vocation européenne de la Turquie a été reconnue, dès l'origine de la communauté européenne, par le général de Gaulle, lorsque des négociations ont été engagées en vue d'instaurer un dialogue politique et une …
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