Les Grands de ce monde s'expriment dans

Guatemala : une femme de paix

Entretien avec Rigoberta Menchu, Prix Nobel de la paix en 1992 par Pascal Drouhaud, spécialiste de l'Amérique latine

n° 107 - Printemps 2005

Rigoberta Menchu

Pascal Drouhaud - Combattante inlassable pour la défense des droits de l'homme et la dignité des Indiens du Guatemala, vous avez été récompensée, en 1992, par le prix Nobel de la paix. Depuis lors, votre message porte bien au-delà de votre pays. C'est précisément par le Guatemala que j'aimerais commencer notre entretien. Depuis le début de l'année 2004, vous êtes " ambassadeur pour les accords de paix " auprès du président Oscar Berger. Dix ans après la signature de ces accords, pourquoi fallait-il encore donner une impulsion politique au suivi de leur application ?
Rigoberta Menchu - Le but est de rétablir le dialogue entre tous les secteurs de la société qui participent à la construction d'un nouvel État au Guatemala. La Minugua (les forces de l'ONU) a contribué à ancrer la paix. Il nous faut aujourd'hui rendre sa crédibilité au processus de paix et faire en sorte qu'il débouche sur des réformes concrètes. J'ai bon espoir de voir ce mécanisme s'engager.
P. D. - Quelle part de responsabilité le général Rios Montt (1) et l'ancien président Portillo portent-ils dans ce retard ?
R. M. - Avec le gouvernement Portillo, le Guatemala a fait un bond en arrière de plusieurs années. Des groupes armés et privés sont réapparus. Les plus corrompus sont revenus au pouvoir et ont noué des relations avec les trafiquants de drogue. Nous étions en passe de devenir un narco-État.
P. D. - La réconciliation nationale ne doit pas conduire à l'oubli. Vous avez d'ailleurs vous-même introduit plusieurs actions en justice contre l'ancien dictateur Rios Montt. Peut-on pardonner quand on a autant souffert de la violence politique ?
R. M. - J'ai beaucoup de mal à aborder le thème du pardon en termes généraux. C'est pour moi une affaire très intime. Je suis, en effet, la seule à pouvoir me représenter la manière dont ma mère et mes frères ont été torturés. J'aimerais tellement parvenir à chasser la rancœur de mon âme... Selon la " Commission d'éclaircissements historiques ", la guerre a fait au Guatemala 250 000 victimes dont 50 000 disparus. Cette guerre a été le fruit d'une stratégie délibérée, non seulement de la part des États-Unis mais aussi de certaines entreprises privées qui y avaient intérêt.
P. D. - Pourquoi est-il si difficile, au Guatemala, de surmonter l'épreuve de la guerre ?
R. M. - L'explication tient en un mot : le racisme. Au Guatemala, c'est un fait culturel. Ce racisme structurel empêche les partis politiques de s'ouvrir à une autre perception de la réalité. Le président Berger a tout fait pour intégrer les peuples indigènes à son projet de gouvernement. Mais lorsqu'un ministre doit recruter un collaborateur, il ne choisira jamais un Indien car il le considérera par définition comme un incapable. Le gouvernement a beau multiplier les déclarations généreuses, vous ne verrez pas un seul Indien dans les cabinets ministériels ou l'administration. Au Congrès, il y a trois élus d'origine indigène sur un total de 158 députés. Rendez-vous compte : seuls 5 % des Guatémaltèques accèdent à l'université. Et 1 % des Indiens, qui représentent pourtant les deux tiers de la population, font des études supérieures. La lutte contre le racisme est donc une priorité. Il faut définir des critères qui permettent d'en comprendre les ressorts et établir une typologie des comportements racistes afin d'éradiquer cette culture d'exclusion qui se manifeste à chaque instant de la vie quotidienne. Certains restaurants ou certains hôtels n'acceptent pas les Indiens, par exemple les femmes qui portent comme moi le " huipil " (2). Moi-même, j'aurais du mal à y entrer.
P. D. - En quoi l'attribution du prix Nobel de la paix en 1992 a-t-elle favorisé votre action en faveur des peuples indigènes ?
R. M. - Le prix Nobel vous offre un tremplin. Dans mon cas, il a permis de faire évoluer les mentalités et a favorisé une prise de conscience. Si les initiatives s'inscrivent dans un cadre institutionnel, c'est encore mieux. Mais pour le moment, les droits des Indiens ne sont toujours pas reconnus. Il n'existe pas d'instrument international ni de lois suffisamment claires pour assurer cette reconnaissance. Il est vrai que, en me récompensant, le comité Nobel a bousculé bien des habitudes : à 33 ans, j'ai été la femme la plus jeune à recevoir une telle distinction. De plus, je suis une autodidacte. Je ne suis pas allée à l'école, encore moins à l'université. Et, enfin, je suis une Indienne. Personne n'aurait pu penser qu'une Indienne obtiendrait, un jour, le prix Nobel. C'est pourquoi la campagne contre moi a été si virulente au Guatemala.
P. D. - On connaît vos origines modestes et les souffrances que vous avez endurées. Lorsque vous vous remémorez ces années, que vous dites-vous ? Pensez-vous que vous étiez prédestinée ou que c'est vous, grâce à votre action, qui avez forgé votre destin ?
R. M. - Je suis une Maya et, comme tous les Mayas, je suis mue par trois grandes énergies : celle de ma conception ; celle liée à ma naissance ; et l'énergie du futur. Selon le calendrier maya, je suis née dans l'énergie du " tzi ", symbolisée par le loup, le coyote et le chien. Ce " nahual " est celui de la justice, de l'équilibre et de la loyauté. Ma deuxième énergie, celle de la conception, est liée à " 7-iq ". Autrement dit, je bénéficie de sept grandes énergies de l'univers, des pierres, des rivières. Mon comportement s'en ressent. Quant à l'énergie de mon avenir, elle est " 10-tijax ", le " tijax " étant l'emblème des chirurgiens et des psychologues. Je suis une force positive car je combine trois énergies : celles du justicier (l'équilibre), de la mystique et de la médecine. La culture maya est une culture millénaire, vivante et forte. En Occident, on me voit comme une personne qui sort du lot. Mais je sais que seule compte la dimension spirituelle. C'est la pratique de la spiritualité maya qui m'a permis de dépasser mes frustrations et de …