Entretien avec Viktor Iouchtchenko, Président de l'Ukraine depuis décembre 2004 par Galia ACKERMAN
Galia Ackerman - Monsieur le président, la révolution orange a impressionné le monde entier. Par quel miracle le peuple ukrainien s'est-il révélé capable de sortir dans la rue, d'y camper pendant des semaines et, au final, de réaliser ce que personne, ni en Occident ni en Russie, n'attendait de lui ?
Viktor Iouchtchenko - J'ignore s'il s'agit d'un miracle, mais une chose est sûre : ce qui s'est produit est tout à fait extraordinaire. Pour moi, la portée de la révolution orange dépasse largement le simple rejet du régime du président Koutchma. C'est peut-être la réalisation d'un rêve presque millénaire, un rêve imprimé jusque dans nos gènes. Huit cents ans durant, nous avons aspiré à avoir un État qui serait le nôtre. Un État dont la langue ukrainienne deviendrait la langue officielle. Un État où nous pourrions vivre en toute indépendance et en toute liberté. Pendant tous ces siècles, nous n'avions joui de l'indépendance que lors de très brefs interludes. Tout le reste du temps, nous nous sommes trouvés sous la domination de tel ou tel envahisseur. Et à l'hiver 2004, notre rêve est devenu réalité ! Qu'est-ce qui a généré cette mobilisation générale ? Je crois que le peuple en a tout simplement eu assez de voir que l'on se moquait de lui, que la légalité était bafouée, que l'injustice régnait, que l'économie grise parasitait le pays, que le régime avait illégitimement concentré dans ses mains tout le pouvoir et la plus grande partie des richesses nationales. La majorité des Ukrainiens a été scandalisée par le sort réservé à la presse indépendante et, spécialement, par le destin tragique de certains journalistes, comme Gueorgui Gongadze (2). De plus, le régime a laissé les paysans dans le dénuement (3) ; or chaque Ukrainien est paysan dans l'âme. L'attachement profond que nous vouons à la terre est l'une de nos valeurs fondamentales. Bref, le mécontentement avait atteint une masse critique ; il suffisait d'une étincelle pour que tout le pays s'embrase. Et l'étincelle survint, gigantesque : comme chacun sait, lors du second tour de l'élection présidentielle, le pouvoir a falsifié trois à quatre millions de votes ! Les citoyens n'ont pas supporté une fraude d'une telle ampleur. Tout le monde s'attendait à la falsification de un à deux millions de bulletins - ce qui m'aurait néanmoins permis de l'emporter. Mais trois à quatre millions ! Le culot du régime dépassait toute limite imaginable. Le retour de balancier fut terrible : le peuple, qui était à genoux, s'est relevé d'un seul coup.
G. A. - Une telle mobilisation populaire était donc inéluctable ?
V. I. - Attention : ne pensez surtout pas qu'il était évident, pour chacun, de se révolter et de faire valoir ses droits ! Je considère, personnellement, que beaucoup de gens se sont mon- trés tout simplement héroïques. Ils ont fait la seule chose qui était en leur pouvoir : ils sont sortis dans la rue, par un froid terrible, et ils ont manifesté pacifiquement - sur la place centrale de Kiev (le Maïdan) et ailleurs - pendant des jours et des semaines. Nous ne cessions de leur répéter qu'ils ne pouvaient compter que sur leurs propres forces. Nous leur disions : soulevez-vous autant que vous en êtes capables, qui d'un centimètre, qui d'un demi-mètre, car votre liberté est entre vos mains et tout dépend de votre mobilisation. Cet appel, nous l'avons répété des dizaines de fois. Le 22 novembre au matin, le lendemain du second tour, il y avait déjà quelques milliers de personnes rassemblées sur le Maïdan ; vers midi, elles se comptaient en dizaines de milliers et, le soir, en centaines de milliers ! Nous avions distribué dans les boîtes aux lettres de Kiev trois cent mille tracts invitant les citoyens à venir manifester, et ils ont répondu à notre exhortation. J'aimerais souligner un aspect qui me semble particulièrement intéressant : à l'occasion de cette crise, Kiev a démontré qu'elle était bien la capitale politique du pays. Deux jours après le second tour de la présidentielle, sous la pression des manifestants, le conseil municipal de Kiev a invalidé les résultats locaux annoncés par le pouvoir. Politiquement, cette décision a eu une importance décisive dans la mesure où elle a incité les régions à suivre l'exemple de la capitale.
G. A. - Les médias russes vous ont accusé d'avoir préparé cette bataille longtemps à l'avance. Ils ont même affirmé qu'une ONG, Pora, financée par des fonds étrangers, notamment américains, avait fomenté toute la révolution depuis des mois. Qu'en est-il exactement ? Aviez-vous prévu d'appliquer une stratégie spécifique en cas de fraude électorale massive ? La mobilisation populaire était-elle entièrement spontanée ?
V. I. - Il est vrai que nous nous étions préparés à une fraude ; mais, comme je vous l'ai dit, selon tous les sondages, je devais sortir gagnant même en cas de fraude considérable. Ce qui nous a fait réagir, c'est la fraude astronomique du pouvoir, qui a annoncé ses " résultats " avec un aplomb scandaleux. Moi-même et mes partenaires politiques ne pouvions le tolérer. Pour répondre plus précisément à votre question, il est évident que, lorsque vous vous trouvez dans l'opposition à un régime tel que celui de Léonid Koutchma (dont nul n'ignore qu'il était prompt à utiliser les " ressources administratives " à sa disposition pour pérenniser son système), vous vous préparez à toutes sortes d'éventualités. L'organisation d'un mouvement de protestation ne peut être laissée au hasard des circonstances. La stratégie et la tactique d'un tel mouvement doivent être conçues à l'avance. Si nous avions agi dans l'urgence et l'improvisation, nous aurions risqué de mettre nos partisans en danger et de ne pas atteindre nos objectifs. Pour ce qui est du côté financier de l'affaire, c'est un véritable non-sens de penser que nous avions des financements étrangers ! Il est tout bonnement insultant pour nous d'insinuer une telle chose ! En tout cas, l'essentiel, c'est que la mobilisation des gens a été le fait de leur libre arbitre. Avec de l'argent, vous pouvez …
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