Les Grands de ce monde s'expriment dans

BOLIVIE : LE PEUPLE AU POUVOIR

Entretien avec Evo Morales, Président de la République de Bolivie depuis le 22 janvier 2006. par Sergio Caceres, Journaliste

n° 111 - Printemps 2006

Evo Morales

Sergio Caceres - D'Orinoca, votre village natal, au palais présidentiel, que de chemin parcouru ! À quoi ressemblait votre village quand vous étiez petit garçon ? A-t-il changé depuis ?

Evo Morales - Le seul changement, c'est qu'aujourd'hui tout le monde parle d'Orinoca ! Je ne dirais pas que le lieu est triste, car la fierté des gens l'empêche de l'être ; et, malgré des conditions de vie très dures, l'espoir ne meurt pas. Il y a dix ans, personne ne me posait de questions sur mon village. Les gens ne savaient même pas qu'il existait. Depuis quelques mois, il est envahi par des hordes de journalistes et de curieux qui veulent fouiller dans mon passé. J'aurai au moins contribué à faire connaître cet endroit et c'est un peu grâce à moi que les touristes viennent y dépenser leurs dollars !
S. C. - Quels souvenirs d'enfance vous reste-t-il ?
E. M. - Ce serait trop long à raconter ! Je viens d'une famille très pauvre. À cause de la misère, quatre de mes frères sont morts prématurément, et nous avons souvent dû déménager pour trouver de meilleures conditions de vie. Il m'est arrivé plusieurs fois de dormir à la belle étoile. Quand je regarde autour de moi, quand je vois tout ce luxe, je me dis que vraiment les choses ont bien changé ! Il y a un souvenir qui me hante et que je raconte souvent pour qu'on comprenne bien d'où je viens : c'est ce jour fatidique de 1971 où Hugo Banzer s'est emparé du pouvoir par un coup d'État. Nous nous dirigions vers Cochabamba, à pied, en guidant nos lamas, lorsque nous avons appris la nouvelle par la radio. De ce voyage, je me rappelle aussi les grands autocars qui circulaient sur la route, remplis de gens qui jetaient leurs épluchures d'orange et de banane par la fenêtre. Mes frères et moi les ramassions pour les manger. C'était pour nous un véritable festin ! Un de mes plus grands rêves, c'était de monter un jour dans un de ces splendides autocars.
S. C. - Rêviez-vous alors de devenir président de la Bolivie ?
E. M. - J'ai encore du mal à y croire aujourd'hui ; alors vous imaginez à l'époque ! Mais il est vrai que j'ai toujours aimé organiser des choses, motiver mes camarades pour aller de l'avant, et je suppose que j'avais aussi un certain sens de la patrie. La première année où je suis allé à l'école, le maître nous a demandé de dessiner un âne. Moi, je l'ai colorié en rouge, jaune et vert, les couleurs du drapeau national. C'est devenu la blague de l'année ! Quand j'avais treize ou quatorze ans, j'ai fondé une équipe de foot dans ma communauté. On participait à tous les championnats. Je faisais office à la fois de capitaine, de manager et d'arbitre. Je me souviens que, pour que l'équipe survive, je devais tondre des lamas et des moutons : avec la vente de la laine j'achetais des ballons et des maillots. Quand j'ai eu seize ans, les trois ayllus (2) de la communauté et les différents délégués m'ont élu directeur technique de la province.
S. C. - Et pourtant j'ai lu que, quand vous étiez adolescent, vous aviez dit à vos amis qu'un jour vous deviendriez président. Il paraît que vous aviez même composé un gouvernement avec vos copains...
E. M. - C'est exact, mais ça relevait d'une sorte de plaisanterie de potaches. J'avais quinze ans et nous étions partis en voyage avec l'école pour visiter le palais présidentiel. Nous voulions être reçus par le président, mais cela n'a pas été possible parce qu'il était trop occupé. J'ai été déçu et c'est là que j'ai dit à mes compagnons qu'un jour je deviendrais président et qu'eux seraient mes ministres. J'ai dit aussi que, moi, j'aurais toujours le temps de recevoir les gens.
S. C. - Et vous tenez parole ?
E. M. - J'essaie, au besoin en prenant sur mon temps personnel !
S. C. - En plus du foot, vous aviez un goût prononcé pour la musique...
E. M. - Oui, je jouais de la trompette dans la Banda Real Imperial d'Oruro. C'était une véritable institution. Ce fut une expérience cruciale dans ma vie, car elle m'a permis de connaître les centres miniers et de m'approcher des diverses réalités de mon pays. Mais il y a un rêve que je n'ai pas pu réaliser : je voulais devenir journaliste. Je voyais les journalistes comme des personnages très importants, informés de tout, au coeur de l'actualité. J'aurais voulu être ce passeur qui permet aux gens d'entrer en contact avec un monde qu'ils n'auront jamais l'occasion de connaître. Même quand j'étais gamin, j'écoutais la radio, parce que dans mon village il n'y avait ni télévision ni journaux.
S. C. - Votre communauté était-elle vraiment aussi reculée que vous le dites ?
E. M. - Un jour, nous avons voulu fêter l'anniversaire de mon père. Celui-ci nous a dit : « Je ne sais pas quel jour c'est. » Étonnés, nous lui avons montré la date de naissance inscrite sur sa carte d'identité. Il nous a alors expliqué qu'il avait fallu qu'il invente une date pour obtenir une pièce d'identité. Vous pouvez imaginer le degré d'isolement de mon village ! L'État, d'ailleurs, n'a jamais cherché à arriver jusque-là. De nombreuses communautés sont dans le même cas en Bolivie, privées de tout, de médicaments, d'électricité...
S. C. - Sans ces expériences, parfois très rudes, seriez-vous devenu ce dirigeant syndical charismatique qui a cristallisé autour de lui l'espoir de tout un peuple ?
E. M. - Je suis de ceux qui se sont formés à l'école de la vie et de la lutte. La pauvreté est une source de connaissance ; elle m'a nourri. Le fait d'avoir vécu dans la souffrance m'a rendu plus fort. Un fait est resté gravé à jamais dans ma mémoire : en 1981, des militaires du dictateur Garcia Meza ont sauvagement assassiné un paysan …