Les Grands de ce monde s'expriment dans

ABKHAZIE: LE FANTASME DE L'INDEPENDANCE

Entretien avec Serguei Bagapch par Nathalie Ouvaroff

n° 114 - Hiver 2007

Nathalie Ouvaroff - Comment interprétez-vous les événements qui se sont produits cet automne dans la vallée de Kodori ? S'agit-il seulement d'une nouvelle manifestation du vieil antagonisme qui oppose les Abkhazes aux Géorgiens ? Ou bien faut-il y voir un épisode du « grand jeu » auquel les États-Unis et la Russie se livrent dans le Caucase ?

Sergueï Bagapch - Je pense que nous sommes en présence d'une banale provocation de la Géorgie. La Maison Blanche et le Kremlin n'ont pas besoin de la vallée de Kodori pour leur « grand jeu » : ils ont le monde entier ! Comme vous le savez, ce ne sont pas les terrains de confrontation qui manquent. Non, il s'agit simplement d'un geste d'esbroufe que les Américains regardent avec sympathie car, pour le moment, le regain de tension les arrange. Cela dit, à la place des dirigeants géorgiens, je ne miserais pas sur la constance des sentiments de Washington. C'est universellement connu : lorsqu'il y a dans un pays un régime qui poursuit une politique favorable à vos intérêts, vous le soutenez. Mais dès que ce régime commence à s'affirmer et à jouer son propre jeu sans tenir compte des intérêts de ceux qui l'ont appuyé, ses anciens protecteurs n'hésitent pas à le lâcher. C'est une règle générale et la Géorgie ne constituera pas une exception. Nous connaissons bien ce scénario pour l'avoir observé dans de nombreux pays. Les Géorgiens se sont eux-mêmes fourrés dans ce guêpier et ils auront du mal à en sortir sans se ridiculiser...

N. O. - Les Géorgiens, ainsi que certains observateurs internationaux, affirment que vous n'avez jamais réellement contrôlé Kodori. Depuis la guerre, la vallée aurait été une « zone grise » ouverte à tous les trafics : armes, faux dollars, drogue...

S. B. - C'est exact : Kodori n'a jamais été sous notre contrôle. Lors de la guerre de 1993, nous avons décidé de nous arrêter dans notre avancée et de ne pas libérer l'intégralité de ce territoire, afin d'épargner des vies humaines. La majeure partie de la vallée de Kodori s'est alors retrouvée, en principe, entre les mains de Tbilissi, puisque le pouvoir géorgien était en bons termes avec la milice de Kvitsiani. Dans les faits, la région a été confiée à cette milice composée de Svans, une population locale d'origine géorgienne qui vit dans le haut Kodori depuis des siècles. Nous nous sommes mis d'accord avec les Svans en leur faisant comprendre que nous ne nous mêlerions pas de leurs affaires à condition qu'ils n'entreprennent aucune action hostile contre l'Abkhazie. Nous leur avons très clairement expliqué qu'à la première provocation nous interviendrions pour ramener l'ordre. Je dois dire que les engagements ont été tenus de part et d'autre.
Mais, il y a quelques mois, Mikhaïl Saakachvili, sans doute désireux de faire remonter sa cote de popularité, a lancé une « opération de police » contre Kvitsiani. À la suite de cette opération, un « gouvernement abkhaze en exil » s'est installé dans la Kodori et envisage d'étendre son autorité à l'Abkhazie tout entière. Or les membres de ce prétendu gouvernement provisoire ont passé des années à Tbilissi. Ils ont pu y discuter à loisir avec de nombreux représentants de la communauté internationale. Et pourtant, ils n'ont obtenu aucun résultat. Je me demande bien ce qu'ils vont pouvoir faire dans le futur, à présent qu'ils sont coupés du reste du monde dans cette vallée qui, huit mois par an, est recouverte de neige !
En fait, je crois que les Américains sont trop généreux. Saakachvili ne sait que faire de son argent et il faut bien qu'il trouve un moyen de le dépenser... Enfin, c'est leur affaire. À mon sens, il y a quand même un aspect positif dans tout cet épisode : dans la vallée, les « exilés » mettent en place des infrastructures, construisent des routes... et plus ils en construisent, mieux c'est pour l'Abkhazie ! Tout simplement car, je vous le rappelle, il s'agit d'un territoire abkhaze.

N. O. - Allez-vous accepter le fait accompli ou êtes-vous prêt à utiliser tous les moyens, y compris la force, pour récupérer ce territoire ?

S. B. - Nous n'avons pas l'intention de nous incliner devant le fait accompli. Il y a plusieurs moyens de résoudre ce problème : la voie diplomatique ; le recours aux organisations internationales ; et, en dernier ressort, la force. Comme je vous l'ai dit, en 1993 nous n'avions pas insisté sur le plan militaire, de crainte de provoquer des combats qui feraient des centaines de morts. Mais, à l'époque, notre intégrité n'était pas menacée par un pseudo-gouvernement désireux de reprendre toute l'Abkhazie en utilisant la Kodori comme base arrière ! Les Svans étaient une sorte de tampon entre nous et la Géorgie. Aujourd'hui, la donne a changé. C'est pourquoi je dis que rien n'est exclu même si, naturellement, une solution diplomatique aurait notre préférence.

N. O. - Mais de quelle « diplomatie » peut-on parler quand l'ensemble de la communauté internationale soutient la position de la Géorgie ?

S. B. - On ne peut pas dire que tout le monde se range aux côtés de la Géorgie. Les personnes que j'ai rencontrées ont émis des opinions plus nuancées (2). Il est vrai que, il y a quelque temps, Tbilissi pouvait se prévaloir d'un soutien unanime. Mais, aujourd'hui, les gens sont de plus en plus nombreux à comprendre que l'Abkhazie n'est pas un repaire de sauvages, une sorte de tribu d'hommes barbus, moustachus, armés jusqu'aux dents et toujours prêts à faire un mauvais coup. Ils réalisent au contraire que c'est un pays civilisé - un pays qui éprouve d'énormes difficultés dans le domaine économique et que, hormis la Russie, personne n'aide, du moins pour l'instant. Naturellement, nous sommes très reconnaissants à nos amis russes. Mais, dans l'absolu, nous aimerions ne pas avoir besoin de leur aide : nous voulons seulement que l'on ne nous empêche pas de travailler et de nous développer.

N. O. - Vous venez de dire …