Entretien avec Mikheïl Saakachvili, Président de la Géorgie de 2004 à 2013, par Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique
Galia Ackerman - Monsieur le Président, quelle analyse faites-vous de la crise qui met votre pays aux prises avec la Russie ?
Mikhaïl Saakachvili - D'abord, il faut bien comprendre une chose : toutes les sanctions que la Russie a décrétées contre la Géorgie à la suite de l'« affaire des officiers » étaient déjà en vigueur auparavant. Jugez plutôt : un régime de visas très strict a été imposé à nos ressortissants il y a trois ans ; le marché russe a été interdit à nos produits il y a près d'un an ; au cours de ces deux dernières années, les liaisons aériennes entre nos deux pays ont été suspendues à plusieurs reprises ; et les derniers points de passage terrestres ont été fermés au printemps 2006. Bref, en réalité, il n'y a rien de nouveau ! Simplement, ces mesures étaient jusqu'à présent officiellement justifiées par des raisons techniques : les autorités russes mettaient en avant la prétendue mauvaise qualité de nos produits, les dettes de nos compagnies aériennes ou encore les travaux urgents qui expliquaient la fermeture de tel ou tel poste de douane. C'est seulement après l'histoire des officiers que le Kremlin a, en quelque sorte, officialisé sa position en déclarant clairement qu'il allait nous infliger des sanctions. Quant aux Géorgiens qui résident en Russie, voilà longtemps, hélas, qu'ils endurent des brimades. La situation s'est encore dégradée ces derniers temps, c'est vrai ; mais, là aussi, il n'y a rien de réellement nouveau.
Pour ce qui est de l'arrestation en tant que telle, je tiens à dire que ce n'était pas la première fois que nous arrêtions des agents russes. Par le passé, quand ce genre de chose se produisait, nous nous sommes toujours arrangés pour remettre ces agents aux autorités de leur pays en toute discrétion, sans rendre publics ces épisodes délicats. Mais, cette fois, nous avons estimé que le peuple géorgien avait le droit de savoir. Tout simplement parce que ces hommes représentaient une menace réelle pour la sécurité de notre pays. Cette transparence a sans doute été pour quelque chose dans la réaction disproportionnée de Moscou...
G. A. - Depuis quelques mois, Moscou s'attache à présenter la Géorgie comme un ennemi à la fois intérieur - puisqu'une importante diaspora géorgienne réside en Russie - et extérieur. Certains observateurs croient que le Kremlin projette de vous livrer une « petite guerre rapide et victorieuse » qui pourrait renforcer Poutine ou son successeur désigné dans l'optique des élections législatives et présiden- tielle qui auront lieu fin 2007 et début 2008. Une telle tournure des événements est-elle possible, selon vous ?
M. S. - Une chose est sûre : il est inconcevable de conduire au Caucase une « petite guerre victorieuse ». S'il y a une guerre entre la Russie et nous, ce sera une Tchétchénie puissance mille ! Je ne veux pas croire que des personnes sensées puissent sérieusement envisager de provoquer une telle hécatombe.
Je pense qu'il y a, à Moscou, des gens qui comprennent bien la situation et d'autres qui ont une perception erronée de la donne en Géorgie. Ces derniers supposent encore qu'il suffit de remplacer X par Y pour modifier radicalement l'équilibre des forces. Ils souhaitent sans doute mon départ et espèrent que mon successeur se montrera plus conciliant. Alors, croient-ils, tout redeviendra comme avant ! En attendant, plus nous nous renforçons à Tbilissi et plus leurs espoirs s'amenuisent.
Les réalistes, eux, savent bien qu'un changement à la tête de l'État géorgien n'entraînera pas de bouleversements majeurs. Ils admettent qu'il n'y a pas d'autre voie pour nos deux pays que de surmonter nos divergences et de discuter de manière civilisée. Leur point de vue finira par prévaloir, j'en suis sûr. C'est pourquoi je suis optimiste. À terme, nos relations avec Moscou finiront par s'apaiser et deviendront des rapports constructifs.
G. A. - Tout de même, à quoi peut-on attribuer l'actuelle « chasse aux Géorgiens » en Russie ? Faut-il y voir une tentative visant à déstabiliser l'économie de votre pays en renvoyant sur votre territoire un grand nombre de vos compatriotes installés en Russie et qui, une fois rentrés, viendront grossir les rangs des chômeurs et des mécontents ?
M. S. - Ce que je sais, c'est que, quand mes compatriotes qui résident en Russie sont arrêtés par la police - généralement sous des prétextes absurdes -, s'ils demandent pourquoi ils sont interpellés, les policiers leur répondent : « Demandez à votre président ! » Mais si ceux qui ont ourdi cette campagne pensent qu'ils réussiront, par cette manipulation grossière, à monter les Géorgiens contre leur gouvernement actuel, ils se trompent lourdement. Au contraire, mes compatriotes comprennent très bien que Tbilissi n'est pour rien dans les discriminations dont ils sont les victimes en Russie. Je n'ai jamais entendu un Géorgien estimer que c'est moi et mon équipe qui serions les responsables de la situation actuelle.
G. A. - En ce cas, qu'est-ce qui pousse les dirigeants russes à se conduire ainsi ?
M. S. - C'est difficile à dire. Il y a sans doute plusieurs raisons, mais je ne tiens pas à spéculer sur ce qui se passe dans les cuisines du Kremlin. En tout cas, je constate que les médias russes eux-mêmes parlent de moins en moins de cette campagne. On peut donc estimer qu'elle s'est soldée par un échec complet. En effet, quel bénéfice politique les dirigeants de Moscou peuvent-ils bien tirer d'un processus qui est relégué aux dernières pages des journaux ? C'est ce qui explique mon optimisme : cette soudaine montée de la pression, quelles qu'en aient été les raisons profondes, est sur le point de prendre fin.
G. A. - Les Russes ont beaucoup « roulé les mécaniques » ces derniers temps, n'hésitant pas à faire savoir que, à la moindre provocation de votre part, ils pourraient prendre les armes contre vous... Bluff ou vraie menace ?
M. S. - Je ne pense pas que l'on puisse considérer de telles rodomontades comme des manifestations de force. …
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