Entretien avec Igor Smirnov par Serguei Markedonov
Sergueï Markedonov - Voilà seize ans que la Transnistrie lutte pour sa reconnaissance. À la différence des autres États non reconnus de l'ex-URSS - l'Abkhazie, l'Ossétie du Sud et le Haut-Karabakh -, votre région ne possédait pas le statut de république autonome à l'époque soviétique. Pourtant, la Transnistrie a été le premier État autoproclamé à voir le jour dans l'espace post-soviétique - un an avant la République du Haut-Karabakh. Vous avez, en quelque sorte, été un éclaireur ! Qu'est-ce qui explique le phénomène transnistrien ?
Igor Smirnov - À la fin des années 1980, il existait un État immense qui s'appelait l'URSS. Cet État s'est écroulé en quelques mois comme un château de cartes. Alors, dans tout le pays, les sentiments nationalistes - qui étaient auparavant endigués par le centre - ont brusquement explosé. On parla un peu partout de « renaissance nationale » ; mais, malheureusement, dans de nombreux cas, le renouveau patriotique a dérivé vers une sorte de national-fascisme.
Le peuple de Transnistrie ne risquait pas de connaître une telle évolution. Pour une raison simple : il s'agit d'un peuple extrêmement métissé. Nous nous trouvons au carrefour de l'Europe et de l'Asie, et notre terre accueille depuis des siècles des populations d'origines diverses. C'est pourquoi, chez nous, les idéaux internationalistes soviétiques ont toujours été particulièrement vivaces. L'URSS promouvait l'égalité de droits entre les citoyens, dans tous les domaines. Égalité dans l'accès à sa propre langue et à sa propre culture, égalité face au travail, égalité sociale, etc. Des valeurs dans lesquelles la Transnistrie se retrouvait pleinement !
Le problème, c'est que, de 1944 à la fin de l'URSS, notre région a été fusionnée avec la Bessarabie dans le cadre de la « république de Moldavie ». Nous avons vécu côte à côte pendant une période assez courte : à l'échelle historique, quarante ans, ce n'est pas si long ! L'ouest de la Moldavie était peuplé de Moldaves roumanophones tandis que, chez nous, il y avait autant de Moldaves que de Russes et d'Ukrainiens - ce qui impliquait, en particulier, que l'on pouvait très bien vivre en Transnistrie en ne parlant que le russe, langue dominante de l'URSS. À la fin des années 1980, les nationalistes moldaves ont lancé une offensive sur ce qui était le plus sacré pour nous : la langue et, partant, la culture. Naturellement, la Transnistrie a tout fait pour résister. Mais nous étions respectueux des lois soviétiques, toujours en vigueur à ce moment-là. Nous désirions sauvegarder notre société fondée sur l'égalité de tous. C'est pourquoi nous avons officiellement instauré, au sein de la Transnistrie, le multilinguisme. Aujourd'hui, nous avons trois langues officielles : le russe, l'ukrainien et le moldave. Il n'y a là rien de spécialement original : des pays comme la Belgique ou la Suisse, entre autres, ont également plusieurs langues officielles.
S. M. - Avez-vous essayé de trouver un terrain d'entente avec Chisinau ?
I. S. - Naturellement ! D'abord, nous avons proposé aux leaders moldaves de mettre en place une zone économique franche et de reporter à plus tard le règlement de la question linguistique. Malheureusement, à cette époque, les dirigeants de Chisinau voulaient absolument que la Moldavie fusionne avec la Roumanie. D'ailleurs, bon nombre de ceux qui étaient au pouvoir en ce temps-là habitent aujourd'hui à Bucarest. Je pense, en particulier, à Mircea Druk - l'un des chefs du Front national de Moldavie -, mais aussi à plusieurs autres personnalités. Bref, nos propositions ont été rejetées. C'est alors que notre peuple s'est mobilisé pour défendre sa spécificité. Mais nous avons été trahis, oui, trahis - écrivez bien ce mot - par Mikhaïl Gorbatchev, par le Comité central du Parti et, plus généralement, par le centre fédéral. À Moscou, on se moquait bien du destin des peuples habitant à l'extérieur des frontières russes !
Nous avons donc décidé de procéder à une série de référendums d'auto-détermination. Les citoyens se sont d'abord prononcés en faveur de la création d'un Congrès des députés de la Transnistrie ; ensuite, toujours par référendum, a été instaurée la république soviétique de Transnistrie et, enfin, la république moldave de Transnistrie (RMT). Vous le voyez : il s'agit d'un État qui émane de la volonté populaire. Le peuple de Transnistrie désire vivre sur sa terre, faire des enfants, les éduquer comme bon lui semble et cohabiter en bonne intelligence avec ses voisins. Nous ne sommes pour rien dans le déchaînement de violence provoqué par les nationalistes moldaves. Ce conflit a été une tragédie qui a éloigné le peuple de Transnistrie du peuple de Moldavie.
S. M. - À la différence des autres formations étatiques non reconnues comme le Haut-Karabakh ou l'Abkhazie, la Transnistrie n'a pas fondé ses revendications sur le nationalisme ethnique mais sur l'« internationalisme ». Or, au début des années 1990, cette idéologie était en perte de vitesse dans tout l'espace post-soviétique, où les sentiments nationaux, longtemps bridés, se libéraient enfin. Qu'est-ce qui explique que la RMT soit devenue le dernier îlot d'internationalisme dans cette zone ?
I. S. - C'est très simple. Comme je vous l'ai dit, la Transnistrie a toujours été une terre d'accueil. Tiraspol a été fondée par le maréchal russe Alexandre Souvorov en 1792. L'armée russe y a toujours été présente. Des Roumains se sont installés sur ces terres, ainsi que des Ukrainiens et bien d'autres peuples encore. Depuis des siècles, il y a ici des mariages « mixtes » et de nombreux Transnistriens d'aujourd'hui sont les produits de ce brassage. Tout s'est toujours très bien passé. Savez-vous qu'il n'y a jamais eu de pogroms contre les Juifs en Transnistrie ? Tout comme il n'y a jamais eu d'affrontements interethniques. Ici, les gens ont appris à vivre ensemble. La mentalité transnistrienne est imprégnée de cette tolérance et de cette ouverture aux autres... y compris aux Moldaves, naturellement, qui sont encore nombreux à vivre chez nous ! À propos, lors de notre guerre contre la Moldavie, les premiers défenseurs de la Transnistrie qui ont trouvé la mort au combat étaient des Moldaves ethniques. …
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