Les Grands de ce monde s'expriment dans

CHOSES VUES AU MOYEN-ORIENT

Entretien avec Robert Fisk par Jean-Pierre Perrin, journaliste, spécialiste du Moyen-Orient.

n° 115 - Printemps 2007

Robert Fisk

Jean-Pierre Perrin - Monsieur Fisk, vous arpentez le Moyen-Orient depuis des décennies. Vous « sentez » très bien les situations. Pourquoi êtes-vous aussi sûr de la culpabilité de la Syrie dans l'assassinat de Rafic Hariri ?

Robert Fisk - Je suis certain que c'est une organisation liée au régime syrien qui a éliminé Rafic Hariri. Mes amis, au sein des forces de sécurité libanaises, m'ont donné les noms des quatre officiers qui ont été chargés de faire disparaître les preuves. Ce sont des Libanais qui travaillent pour les Syriens. Ils sont allés chercher au fond du cratère de la bombe certaines pièces du véhicule et les ont remplacées par d'autres pièces, puis ils ont fait enlever le tout. La nuit même de l'attentat, vers minuit. J'ai cité les noms de ces quatre officiers dans mon journal. Mais je ne pense pas que Bachar soit directement impliqué. Ce sont les forces de sécurité du parti Baas qui ont fait le coup. Bien sûr, les amis de la Syrie prétendent que c'est impossible, que tuer Hariri aurait été une décision stupide puisque c'est elle qui, par la suite, a provoqué le retrait de l'armée de Damas du Liban. Mais les choses ne se passent pas de cette manière en Syrie.
Les forces de sécurité ont simplement décrété que Hariri était un ennemi du peuple et qu'il fallait donc le liquider. Le premier chef des enquêteurs de l'ONU, Detlev Mehlis, l'avait bien compris. Dans son rapport, les noms de plusieurs responsables syriens ont d'ailleurs été censurés (1). Ce rapport était pourtant remarquable. Il avait été établi d'après la très bonne enquête menée par un membre de son équipe, un officier de police irlandais. C'est sur la base de cette enquête que l'ONU a décidé de créer un tribunal international. Je connais ce policier et il est formel : ce sont les Syriens. Mais, comme les Américains ont besoin de l'aide de Damas sur le dossier irakien, ils ont fait pression pour que l'enquête soit interrompue. Au Moyen-Orient, tout se marchande. Les Syriens leur ont dit : arrêtez le tribunal international et vous pourrez compter sur nous en Irak. Tout le monde sait bien que la Syrie laissait passer par ses frontières les kamikazes qui venaient commettre des attentats dans ce pays. Depuis quelques mois, la surveillance s'est un peu renforcée...

J.-P. P. - La Syrie est-elle aussi derrière les autres attentats commis contre des personnalités libanaises, majoritairement de confession chrétienne ?

R. F. - Après chaque attentat on accuse la Syrie. Mais les responsabilités ne sont pas si claires ! Pour Georges Hawi (2), je ne sais pas. Pour le journaliste Samir Kassir, cela ne fait aucun doute, car Jamil as-Sayyed (3) l'avait souvent menacé ; de même que pour la journaliste May Chidiac (4). Quant à Pierre Gemayel, je ne suis pas sûr non plus qu'il ait été tué par les Syriens. Peut-être a-t-il été victime d'un conflit entre chrétiens...

J.-P. P. - Croyez-vous qu'un tribunal international chargé de juger les assassins de Rafic Hariri verra le jour ?

R. F. - S'il est établi en vertu du chapitre VI de la charte des Nations unies, c'est possible. Si l'on compte sur le gouvernement libanais, non. Le problème, c'est qu'à chaque nouvelle crise l'indignation est à son comble et chacun jure de faire éclater la vérité. Et puis survient une autre crise, et on oublie l'ancienne. Regardez la guerre civile du Liban : elle a focalisé pendant quinze ans l'attention internationale et, aujourd'hui, personne n'y pense plus.

J.-P. P. - Justement, quel regard portez-vous sur la Finul dite « renforcée », qui a remplacé l'ancienne Finul ?

R. F. - Il y a aujourd'hui au Liban des soldats français, italiens, allemands et espagnols. Dans le ciel, des escadrilles d'avions de combat et, au large, des bateaux de guerre allemands. Ajoutez à cela quatre généraux, tous de l'Otan bien sûr. Eh bien, malgré ce déploiement de forces impressionnant, pas une seule arme n'a été trouvée dans le sud du Liban (5). Pas même un fusil ! Et le Hezbollah est toujours là. Pendant ce temps, les Français et les Espagnols construisent un grand mur pour se prémunir contre d'éventuelles attaques suicides contre leurs casernes...

J.-P. P. - D'où proviendrait une telle attaque ?

R. F. - Ils craignent une attaque sunnite décidée par Al-Qaida et visant le Sud-Liban. Ironie de la situation : c'est maintenant le Hezbollah qui, dans les villages chiites ou chrétiens, fouille les voitures conduites par les sunnites à la recherche d'armes ! Pourquoi ? Pour protéger les soldats de la Finul. Car, si jamais un grave attentat se produisait, George W. Bush accuserait le Hezbollah et l'Iran. Ce sont les hommes du Hezbollah dans le Sud, pas le porte-parole du parti à Beyrouth, qui m'ont confié qu'ils effectuaient ces fouilles. C'est un comble : l'Otan protégée par le Hezbollah !

J.-P. P. - Vous voulez dire les Nations unies...

R. F. - Les Nations unies, c'est juste pour faire joli sur le drapeau et les casques de couleur bleue. La Finul n'est rien d'autre qu'une force de l'Otan. Vous avez certes des Irlandais, mais la plupart des soldats sont espagnols, italiens ou français.

J.-P. P. - À propos du Hezbollah, il y a un point sur lequel les experts ne sont pas d'accord. Est-ce Téhéran qui lui a donné l'ordre de capturer les soldats israéliens, provoquant la riposte israélienne du 12 juillet, ou a-t-il pris l'initiative de cette opération ? Et, si oui, avait-il le feu vert de Téhéran et de Damas ?

R. F. - Le Hezbollah ne s'engage dans aucune opération sans l'assentiment de l'Iran et de la Syrie. Mais, s'agissant de cette affaire, je suis convaincu que la décision a été prise par le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah lui-même. Après coup, il a déclaré : « Si j'avais pu prévoir l'ampleur de la riposte israélienne, je me serais abstenu. » Il ment. Car, moi-même, dès que j'ai appris que les deux soldats israéliens avaient été …