Entretien avec Sergueï Kovalev par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale
Grégory Rayko - Avez-vous songé à refuser la Légion d'honneur pour protester contre le fait que, un mois et demi plus tôt, la France avait honoré de la grand-croix Vladimir Poutine, un homme que vous ne portez guère dans votre coeur ?
Sergueï Kovalev - Je me suis posé la question, en effet. Mais je me suis dit que c'était là une bonne façon de montrer au maître du Kremlin et à ses acolytes que leurs opposants pouvaient, eux aussi, être entendus en Occident.
G. R. - Vous êtes l'un des contempteurs les plus féroces du système Poutine. Avant d'aborder en profondeur la nature du régime russe actuel, pouvez-vous nous livrer votre opinion sur le dernier scandale en date, à savoir l'affaire Litvinenko, ce mystérieux assassinat au polonium d'un ex-espion du FSB ?
S. K. - Les officiels russes affirment au sujet de ce meurtre - comme ils l'avaient déjà fait à propos de celui de la journaliste Anna Politkovskaïa - que le crime a pu être commis par des forces malveillantes désireuses de jeter le discrédit sur le Kremlin. Dans cette vision des choses, on songe immédiatement à Boris Berezovski (3). Mais cette accusation ne tient pas la route : Litvinenko était pour Berezovski un allié bien trop précieux pour qu'il le fasse tuer. Comme vous le savez, l'ancien oligarque s'est lancé dans une dénonciation tous azimuts du régime de Vladimir Poutine. Or Litvinenko, de son côté, enquêtait sur les zones d'ombre des attentats de 1999. S'il avait réussi à prouver l'implication du FSB dans ces explosions, il aurait offert à Berezovski une arme essentielle dans son combat contre Poutine.
G. R. - Quel rôle les attentats de 1999 ont-ils joué dans la carrière de l'actuel président russe ?
S. K. - Un rôle absolument déterminant. Ils ont permis à Poutine, alors tout juste nommé premier ministre et complètement inconnu dans le pays, de se doter d'une image d'« homme à poigne », un élément prépondérant dans son triomphe à la présidentielle de mars 2000. Je me souviens très bien que, début août 1999, en apprenant sa nomination à la tête du gouvernement, les gens essayaient désespérément de mettre un visage sur son nom ! On savait qu'il était, depuis peu, le chef du FSB ; mais, à ce poste, il s'était montré très discret. Il fallait donc absolument qu'il se révèle au grand public... ce qui fut fait quand, après les attentats, il apparut à la télévision, l'air martial, en promettant d'« aller buter les terroristes jusque dans les chiottes ».
G. R. - Vous-même êtes un expert de ce dossier. Quel jugement portez-vous sur les analyses de Litvinenko ?
S. K. - Je pense que certains des points qu'il a soulevés sont intéressants. Mais la teneur générale de ses travaux me déplaît. On ne peut caractériser son approche autrement que par le terme de « propagande noire » : en quelque sorte, il désirait concurrencer la propagande orchestrée par le Kremlin. C'est sur ce plan-là qu'il s'était placé. Dès lors, il lui était difficile de se montrer objectif. En réalité, le propagandiste Litvinenko se confrontait aux propagandistes de l'entourage de Poutine. C'est justement un aspect qui pourrait expliquer son élimination : ceux qui sont habitués à recourir à la propagande sont particulièrement sensibles à la contre-propagande qu'ils subissent ! Ces gens-là évoluent, en effet, dans un monde fait de grands slogans et de déformations grossières de la réalité. Peu leur importent la logique et la véracité de leurs allégations - ou des allégations proférées à leur encontre. Pour eux, c'est à qui criera le plus fort. Les propagandistes du Kremlin méprisent l'intelligentsia qui essaie de démonter leur argumentation point par point, avec les armes de la logique et de la cohérence ; mais ils abhorrent ceux qui, comme Litvinenko, les affrontent sur leur propre terrain. Je sais pertinemment qu'il y a des hommes, à Moscou, qui haïssaient profondément l'ex-agent du FSB. Et la haine est un excellent motif d'assassinat...
G. R. - On a prétendu, entre autres, que Litvinenko venait de découvrir des preuves de l'implication des autorités russes dans le meurtre d'Anna Politkovskaïa...
S. K. - À vrai dire, je doute fort que Litvinenko ait pu avoir accès à de telles preuves. Ne serait-ce que parce qu'il me semble pour le moins étrange que des tueurs professionnels aient pu laisser des traces derrière eux...
G. R. - Des tueurs professionnels ? Entendez-vous par là que la journaliste a été assassinée par des agents des services secrets russes ?
S. K. - C'est ce que je pense, oui. Mais, vous savez, s'il y a bien une chose que j'ai apprise en prison, c'est que, quand on accuse quelqu'un, il faut être capable de répondre de ces accusations. Or, évidemment, je n'ai pas de preuves concrètes, seulement un faisceau de présomptions.
G. R. - Les autorités russes se sont défendues de ces accusations en expliquant qu'elles n'auraient eu aucun intérêt à tuer Politkovskaïa, ne serait-ce que parce que, comme l'a dit Vladimir Poutine, « ses articles n'avaient pratiquement aucun impact en Russie »...
S. K. - Justement, n'est-il pas étrange que des articles aussi virulents, aussi bien informés et aussi révélateurs de la décrépitude du pays que ceux qu'écrivait Anna n'aient eu « aucun impact », y compris au sommet de l'État ? Le président est le garant des droits et des libertés de la population. Or, s'il ne s'intéresse pas à tous les scandales qu'Anna a révélés au grand jour, c'est un bien mauvais président que nous avons là ! S'il se souciait réellement du bien-être de ses concitoyens, il aurait ordonné de nombreuses enquêtes sur les sujets soulevés par la journaliste - des sujets extrêmement graves, comme la corruption généralisée, l'arbitraire des forces de l'ordre, les injustices sociales... Mais il n'en a rien fait. Je le répète : Politkovskaïa effectuait un travail formidable. Je peux vous dire que la branche de Mémorial installée dans le Caucase du Nord possède des documents qui confirment la réalité de …
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