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LA DIPLOMATIE IKEA

Entretien avec Carl Bildt par Antoine Jacob, journaliste indépendant couvrant les pays nordiques et baltes. Auteur, entre autres publications, de : Les Pays baltes, Lignes de repères, 2009 ; Histoire du prix Nobel, François Bourin Éditeur, 2012.

n° 115 - Printemps 2007

Antoine Jacob - Lorsque vous dirigiez le gouvernement, entre 1991 et 1994, vous étiez un chaud partisan de l'adhésion de la Suède à l'Otan. Aujourd'hui, où en sont les discussions sur ce thème ? Sauf erreur, la population reste très attachée à la neutralité du royaume (1)...

Carl Bildt - Le sujet n'a jamais réellement été d'actualité au début des années 1990. L'Europe était alors en plein bouleversement, et personne ne savait ce que l'Otan allait devenir. Il n'y avait pas de raisons de poser aux Suédois la question de l'adhésion. Le temps a montré, depuis, que cette organisation revêt deux fonctions importantes : la première - et elle n'est pas à sous-estimer -, c'est une garantie de sécurité ultime, surtout pour les nouveaux membres d'Europe centrale et orientale qui, pour des raisons historiques, y sont très attachés. La seconde fonction est opérationnelle : entre autres tâches, l'Otan coordonne des interventions hors zone, au Kosovo et en Afghanistan, auxquelles la Suède a pris part. Mais, quels que soient ses mérites, l'adhésion n'est pas à l'ordre du jour. Pour ce qui nous concerne, nous avons développé avec l'Otan une coopération pratique et, pour le moment, cet aspect nous suffit.

A. J. - En dépit de cette coopération pratique dont vous parlez, le gouvernement suédois se réclame volontiers de la « non-alliance militaire ». L'expression n'est-elle pas devenue anachronique ?

C. B. - Si vous relisez la première déclaration de politique étrangère publiée par le nouveau gouvernement, le 14 février 2007, vous constaterez que nous y réaffirmons notre « non-alliance » militaire. Mais nous disons en même temps que nous sommes membres d'une alliance politique, l'Union européenne, qui, dans le cadre de sa politique de sécurité, s'est dotée de moyens militaires auxquels nous contribuons.

A. J. - Finalement, la Suède, bien qu'officiellement « non alliée », est plus impliquée dans les opérations militaires de l'Union européenne que le Danemark, qui est pourtant l'un des membres fondateurs de l'Otan...

C. B. - Le parallèle est intéressant. Le Danemark appartient à l'Otan depuis 1949. Des troupes étrangères ont stationné un temps sur son territoire, comme en Norvège. Ce n'est plus le cas depuis la fin de la guerre froide. En revanche, le Danemark ne participe pas à la politique européenne de défense et de sécurité. C'est l'une des conséquences du rejet danois du traité de Maastricht, lors du référendum de 1992 (2). Vous avez donc raison : nous sommes plus impliqués dans la politique étrangère et de sécurité de l'UE que ne l'est notre voisin danois.

A. J. - Dans quelle situation la Suède se trouve-t-elle aujourd'hui en termes de sécurité ?

C. B. - Il faudrait remonter très loin en arrière pour retrouver un contexte aussi favorable. Pendant la guerre froide, la menace soviétique était toute proche. Dans l'entre-deux-guerres, nous subissions les contrecoups de la rivalité germano-russe dans la région baltique. Avant la Première Guerre mondiale, la Russie se trouvait directement à nos portes, sur l'archipel d'Åland, car la Finlande faisait alors partie de l'Empire tsariste. La Finlande qui - je vous le rappelle - avait été arrachée à la Suède en 1807 à la suite d'un accord entre Alexandre Ier et Napoléon. De nos jours, la situation est tout autre : nous sommes entourés de nations qui sont membres de l'Union européenne et, pour une grande partie d'entre elles, de l'Otan. Quant à la Russie, elle est en pleine évolution.

A. J. - Précisément, des experts et des officiers de l'état-major des armées ont estimé que le royaume ne devait pas ignorer une éventuelle réapparition de la menace russe dans la définition de sa politique étrangère et de sécurité. Est-ce aussi votre avis ?

C. B. - Il y a, c'est vrai, des raisons de s'inquiéter de l'évolution de la politique intérieure russe. On peut craindre à la fois pour la protection des acquis démocratiques et, dans une moindre mesure, pour la poursuite des réformes économiques. Cette évolution est une source de soucis pour la Russie elle-même car elle ne permet pas au pays de réaliser son potentiel. Dans le domaine militaire aussi, la tendance commence à s'inverser. Nous savons, par exemple, que les Russes expérimentent un nouveau sous-marin dans la Baltique. La dernière fois que de tels essais ont eu lieu, c'était à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Cela dit, le nombre de sous-marins que les Russes possèdent actuellement en mer Baltique se compte sur les doigts d'une main. Du temps de la guerre froide, ils en avaient dix fois plus. Bref, les Russes sont effectivement de retour ; ils investissent énormément d'argent dans les équipements militaires, beaucoup trop de mon point de vue, surtout en armes nucléaires. Mais il n'y a rien d'illogique là-dedans : cette volonté de réarmement s'explique par l'histoire du pays, sa géographie et sa situation de sécurité.

A. J. - Ce n'est peut-être pas illogique, mais n'est-ce pas préoccupant pour l'équilibre de la région et la sécurité de la Suède ?

C. B. - Non, je ne le pense pas. Pas pour l'instant, en tout cas.

A. J. - Faites-vous confiance à Vladimir Poutine pour organiser sa succession en douceur ?

C. B. - Il est trop tôt pour en juger. À l'approche des élections - législatives en décembre puis présidentielle en mars 2008 -,personne, ni à Stockholm ni même à Moscou, ne sait vraiment ce qui va se passer. La seule chose qui soit sûre, c'est que la politique russe entre dans une période d'incertitudes qui sera marquée par d'intenses manoeuvres entre les divers pôles d'intérêts. Il en résultera des tensions dont les conséquences ne se manifesteront que dans un certain nombre d'années. Le temps de voir dans quelle direction s'orientera le nouveau président. Nous espérons qu'il choisira d'approfondir les réformes politiques et économiques. C'est ce dont la Russie a besoin. Dans le cas contraire, le pays risque de s'enferrer dans une dépendance croissante vis-à-vis du pétrole et du gaz.

A. J. - Face à cette évolution, le temps …