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LES DEMOCRATES CONTRE LE KREMLIN

Entretien avec Mikhaïl Kassianov, ancien premier ministre de Russie (2000-2004), chef du mouvement « Union nationale et démocratique de Russie » par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale et Marie Jégo, correspondante du Monde en Turquie.

n° 115 - Printemps 2007

Mikhaïl Kassianov

Marie Jégo et Grégory Rayko - En Russie, plus le champ des libertés s'amenuise, plus la confiance envers le président Vladimir Poutine - évaluée à 81 % selon le centre d'étude de l'opinion publique Iouri Levada - grandit. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Mikhaïl Kassianov - Je ne suis pas d'accord avec un tel constat. C'est même tout le contraire ! La confiance de la population décroît. Elle décroît envers le président et, surtout, envers le système de pouvoir mis en place ces deux dernières années. En ce moment, nous assistons plutôt à une montée des tendances protestataires. Les gens manifestent, ils sont de plus en plus nombreux à le faire. Et qui sont ces manifestants ? Des militants politiques chevronnés ? Non, il s'agit de simples citoyens exaspérés par le cours que le pays a pris depuis quelques années.
À cet égard, je pense que la tragédie de Beslan, en septembre 2004, a représenté un tournant majeur. Au cours des semaines qui ont suivi la prise d'otages, le président Poutine et son entourage, au lieu de prendre des mesures visant à garantir la sécurité de chaque citoyen face à la menace terroriste, se sont servis de cet événement tragique pour faire adopter des lois qui ont changé l'esprit de la Constitution.

M. J. et G. R. - À quelles lois faites-vous allusion ?

M. K. - Je pense à la loi qui a aboli l'élection des gouverneurs - qui sont, désormais, nommés par le président ; à celle qui interdit aux candidats indépendants, non affiliés à un parti, de se présenter aux élections législatives ; au passage de 5 à 7 % du seuil nécessaire pour qu'un parti ayant participé aux législatives puisse entrer au Parlement ; ou encore à l'obligation faite à un parti de disposer d'au moins 50 000 militants déclarés pour être enregistré. J'estime que ces lois, adoptées sans aucune discussion, en l'espace de trois mois, sont anti-démocratiques. Et elles font beaucoup de mal à un pays où la démocratie est encore en cours d'élaboration.
Ces mesures illustrent parfaitement la réduction globale des libertés politiques et civiques à laquelle on assiste en Russie. Écartés de l'espace politique et social, les citoyens n'ont pas leur mot à dire sur les orientations du pays. Prenons, par exemple, la nomination des gouverneurs par le centre. A-t-on bien mesuré que cette mesure mettait un terme à la notion même de Fédération ? D'un bout à l'autre de la Russie - un pays immense, peuplé d'innombrables ethnies et riche de multiples traditions -, les populations locales n'ont plus de contrat social avec le gouverneur. Elles ne peuvent plus influencer ses décisions. Le gouverneur se moque bien de ce que ses administrés pensent car son maintien au pouvoir ne dépend plus de leurs voix. Pour lui, un seul interlocuteur compte : son électeur ultime, le président.

M. J. et G. R. - Vous vous montrez très véhément. Pourtant, quand vous étiez premier ministre, de 2000 à 2004, vous sembliez en phase avec la politique menée par Vladimir Poutine...

M. K. - Pour moi, personnellement, 2004 a été un moment charnière. Auparavant, je considérais déjà que certains choix faits par Vladimir Poutine étaient erronés. Je ne manquais d'ailleurs pas de les critiquer. Dès avant mon limogeage, survenu en février 2004, j'avais fait savoir que j'estimais que les arrestations d'entrepreneurs ou les pressions exercées sur la société pétrolière Yukos étaient des impairs du pouvoir. Mais l'utilisation que le Kremlin a faite de la tragédie de Beslan m'a forcé à reconsidérer mon jugement. Toutes ces décisions que je considérais comme des erreurs ponctuelles étaient, j'en suis désormais convaincu, des éléments d'une stratégie réfléchie - une stratégie profondément néfaste pour la Russie. C'est ce qui a motivé ma décision de revenir à la politique. Je m'oppose au cours choisi par le président parce qu'il porte préjudice à mon pays.

M. J. et G. R. - Vous avez évoqué votre limogeage. Qu'est-ce qui l'a motivé, selon vous ?

M. K. - Le président n'a donné aucune explication, ni à moi ni à la population. Je n'entrerai pas dans le détail des diverses théories du complot qui ont fleuri à cette occasion. Je peux seulement vous donner mon opinion : au début de l'année 2004, le président et son entourage ont définitivement décidé d'infléchir la politique du pays. Ils se sont mis à limiter les droits des citoyens, à restreindre la liberté d'expression et à intimider les milieux d'affaires. Ce qui revenait à briser les fondements mêmes de l'organisation de la société et à violer les principes qui régissent les relations entre l'État et cette société. En ce qui me concerne, je n'avais jamais caché mon opposition à un tel tournant. C'est ce qui m'a coûté mon poste.

M. J. et G. R. - Vous étiez premier ministre pendant la plus grande partie de la deuxième guerre de Tchétchénie. La ligne très dure adoptée par Moscou dans ce conflit était-elle justifiée ?

M. K. - Quand je dirigeais le gouvernement, je m'occupais surtout, pour ce qui concerne la Tchétchénie, des questions socio-économiques. C'est moi qui ai coordonné le rétablissement des infrastructures urbaines et rurales, la remise en fonction du réseau routier, la restauration du complexe gazier ou encore le versement de compensations aux personnes ayant perdu leur logement. Le président, pour sa part, gérait les opérations antiterroristes et le « state building ». Les informations dont je disposais m'avaient conduit, à cette époque, à soutenir pleinement la ligne dure définie par le président à l'encontre des terroristes. Il n'en demeure pas moins que la situation dans laquelle la république se retrouve aujourd'hui m'inquiète profondément.

M. J. et G. R. - Pourquoi ?

M. K. - Les processus de fond qui y sont en cours sont porteurs de grands dangers pour le peuple tchétchène. Pour moi, on ne pourra régler les problèmes de la Tchétchénie qu'à condition de respecter absolument les droits de l'homme, d'instaurer un véritable dialogue social et de mettre en place des institutions normales et reconnues …