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CRISE DE REGIME A BUCAREST

Entretien avec Traian Basescu, président de la Roumanie depuis décembre 2004, ancien maire de Bucarest (2000-2004) par Arielle Thédrel, Journaliste au Figaro

n° 116 - Été 2007

Arielle Thédrel - Monsieur le Président, pourquoi les trois quarts des parlementaires ont-ils voulu vous destituer ?

Traian Basescu - Pour trois raisons : d'abord, parce que le 7 décembre dernier, lors d'une séance solennelle au Parlement, j'ai condamné les crimes du communisme. La classe politique roumaine s'était refusé jusqu'ici à réaliser ce travail de mémoire car un grand nombre d'anciens communistes sont toujours en activité dans la sphère politique ou économique. La deuxième explication, c'est qu'à la fin de l'an dernier s'est achevé le transfert d'environ un million et demi de dossiers de l'ancienne police politique communiste vers le CNAS, le Conseil national chargé des archives de la Securitate. Cette volonté de transparence gêne tous ceux qui se sont compromis avec l'ancien régime. Le CNAS a été créé en 1999, mais il a été longtemps réduit à l'impuissance faute de volonté politique.
La troisième raison est liée à la lutte contre la corruption, une priorité de mon mandat. Avec l'aide de Mme Monica Macovei, ministre de la Justice jusqu'au 2 avril dernier, j'ai voulu mettre en place une justice indépendante. Et nous y sommes parvenus. Une dizaine de ministres et de parlementaires ont été mis en examen. Parmi eux, l'ex-premier ministre Adrian Nastase. L'ancien président Ion Iliescu est lui aussi sous le coup d'une enquête pour les crimes commis pendant la révolution de 1989 et les descentes de mineurs de 1990. Sans parler d'un certain nombre d'hommes d'affaires très influents. Des patrons politiques de judets (départements, NDLR) sont, eux aussi, sur la sellette. Alors, beaucoup de gens se sont dit : « À quand notre tour ? » Ils ont eu peur. Ils ont compris qu'ils ne pourraient plus rester au-dessus des lois. Mais ce n'est pas moi qui les menace. C'est simplement que la justice roumaine est devenue indépendante. Elle peut enfin travailler normalement. Voilà pourquoi on a tenté de me destituer.

A. T. - Certains observateurs ont qualifié l'initiative des députés de « putsch parlementaire ». Qu'en pensez-vous ?

T. B. - C'est bien davantage qu'un putsch. L'action dirigée contre moi s'est déroulée en deux étapes. Dans un premier temps, avec l'appui de Mircea Geoana, le chef de file du Parti social-démocrate, et de Ion Iliescu, le premier ministre a éliminé du gouvernement les ministres issus de ma formation ainsi que Mme Macovei, qui est indépendante. Après cette éviction du Parti démocrate, une majorité de parlementaires a voté en faveur de la suspension du président. La Constitution prévoit que le chef de l'État peut être destitué par le Parlement soit pour haute trahison, soit parce qu'il a enfreint la Constitution. Or la Cour constitutionnelle a constaté que je n'avais violé aucun article de la loi fondamentale. Je précise que cette Cour ne peut être suspectée de partialité puisque ses membres ont été nommés par mes prédécesseurs. Néanmoins, 322 parlementaires ont passé outre à ce verdict et ont voté en faveur de ma suspension. Ce qui est paradoxal, c'est que la Cour constitutionnelle a validé ce vote !

A. T. - Mais comment expliquez-vous que 322 députés, c'est-à-dire les trois quarts des parlementaires, de toutes couleurs politiques, en arrivent à tomber d'accord pour se débarrasser de vous ?

T. B. - Effectivement, comment cinq partis aussi différents peuvent-ils en arriver à avoir le même point de vue ? Comment se fait-il que le Parti national libéral ou l'Union démocratique des Hongrois de Roumanie s'entendent avec leurs adversaires du Parti social-démocrate ou, pire encore, avec les ultra-nationalistes de Romania Mare ? L'explication, c'est que les chefs de file de ces partis redoutent tous de devoir rendre des comptes. La justice a frappé à la porte de Ion Iliescu, de Dan Voiculescu, qui dirige le Parti conservateur et qui est accusé de blanchiment d'argent, ou encore de Zsolt Nagy, membre de l'UDMR et ministre des Télécommunications, qui est soupçonné lui aussi de malversations. Voilà le lien qui les unit. Je ne dis pas que les 322 parlementaires qui ont voté contre moi sont en bisbille avec la justice, mais ils ont dû suivre les consignes de leurs responsables, une trentaine d'hommes qui n'ont pas la conscience tranquille.

A. T. - La grande majorité des personnalités incriminées dans cette croisade anti-corruption appartiennent à l'opposition. Votre formation, le Parti démocrate, serait-elle épargnée par cette gangrène ?

T. B. - Bien sûr que non. Les maires d'Arad et de Rimnicu Vilcea, qui appartiennent au Parti démocrate, ont été mis en examen. L'un d'eux a même été arrêté. Un certain nombre de députés de mon parti font également l'objet d'enquêtes judiciaires.
Comprenez-moi bien : il ne s'agit pas d'un conflit personnel. Cette crise n'est pas conjoncturelle, mais structurelle. En Roumanie, comme dans les autres pays ex-communistes, le passage à l'économie de marché a permis l'émergence dans les années 1990 d'un système oligarchique. Des hommes d'affaires ont réalisé des fortunes aussi considérables que rapides avec l'appui de certains hommes politiques. Ces réseaux d'influence sont toujours très puissants. Et ils font de la résistance parce que je leur ai demandé publiquement de cesser d'utiliser les institutions roumaines à des fins personnelles. L'État ne doit plus être une institution sous influence. Moi, je me bats pour que la Roumanie devienne un État européen moderne. Il est, par conséquent, impératif de poursuivre les réformes institutionnelles. Ce n'est pas à cette oligarchie de définir les règles du jeu. Je serai inflexible. Je me refuse à passer un quelconque compromis avec elle.

A. T. - La Roumanie resterait donc plus proche du modèle ukrainien que d'un État d'Europe occidentale ?

T. B. - Je n'ai pas dit cela. Mais il est vrai que la résistance au changement reste très forte. Avec cette crise, la Roumanie donne le sentiment d'appartenir toujours à une zone grise entre l'Est et l'Ouest. Il est urgent de mettre un terme à ce système oligarchique qui a perduré malgré l'adhésion à l'Otan et à l'UE. Le Parlement doit cesser de fabriquer des lois qui servent les intérêts de cette oligarchie ou qui exonèrent celle-ci de ses …