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DIPLOMATIE FRANCAISE: LE TEMPS DE LA RUPTURE

Entretien avec François Heisbourg, Président de l'International Institute for Strategic Studies (Londres). Auteur, entre autres très nombreuses publications, de : Comment perdre la guerre contre le terrorisme, Stock, 2016. par Thomas Hofnung, chef de rubrique au site The Conversation.

n° 116 - Été 2007

François Heisbourg

Thomas Hofnung - Nicolas Sarkozy s'est présenté comme l'homme de la rupture. Appelez-vous cette rupture de vos voeux en ce qui concerne les grandes orientations diplomatiques de son prédécesseur, Jacques Chirac ?

François Heisbourg - Il faut distinguer ce qui est souhaitable, possible et probable. Dans une large mesure, la rupture est souhaitable. Depuis une quarantaine d'années, nous disposons d'une politique étrangère et de sécurité basée sur ce qu'un observateur avisé comme Hubert Védrine a appelé le « consensus gaulliste-socialiste » (1). Ce consensus était lui-même fondé sur une vision bismarckienne du monde qui fait la part belle aux États. Cette vision se combinait avec un sens élevé des ambitions de la France ou, si vous préférez, mêlait l'ultra-réalisme et l'idéalisme national. Aujourd'hui, ce logiciel ne fonctionne plus, parce que le monde a changé. Mais aussi parce que la France n'a plus la capacité de promouvoir une politique étrangère et de sécurité fondée sur ses seules valeurs. Nous avons désormais le choix entre une politique néo-réaliste, comme on l'a baptisée aux États-Unis, et une politique basée sur un idéalisme universel, porté par une communauté de pays.

T. H. - Souhaitable, cette rupture est-elle possible ?

F. H. - Oui, car l'ancien consensus a volé en éclats. À écouter Nicolas Sarkozy avant, pendant et après la campagne, il est de toute évidence déterminé à se défaire de cette matrice et à la remplacer par autre chose, dont nous allons parler. J'ajoute que le même processus était à l'oeuvre du côté de Ségolène Royal. On peut y voir un effet générationnel : ni Nicolas Sarkozy, ni Ségolène Royal, ni François Bayrou n'ont été socialisés en politique dans les années où ont été jetées les bases de la politique étrangère gaulliste, durant les années 1960. Ils ne s'en sentent pas légataires. Ils ont baigné dans l'ambiance de la fin de la guerre froide, marquée par la « moral policy » de Ronald Reagan et les débuts du « kouchnérisme » (2). Ils voient les affaires internationales à travers un prisme de valeurs dont la France n'a pas l'exclusivité.

T. H. - Dès le soir de son élection, Nicolas Sarkozy a évoqué la France des droits de l'homme. Après tout, n'est-ce pas s'inscrire, peu ou prou, dans la tradition française ?

F. H. - La différence entre aujourd'hui et hier est double. Premièrement, la promotion des droits de l'homme et de la démocratie telle qu'exprimée par Nicolas Sarkozy est au coeur de l'action, et non plus à la périphérie. La politique étrangère d'Hubert Védrine, d'Alain Juppé ou de Dominique de Villepin pouvait se résumer ainsi : « La France est, certes, porteuse du message des droits de l'homme, mais ceux-ci ne doivent pas se mettre en travers des relations avec Pékin, Moscou ou d'autres. » Dorénavant, les valeurs sont placées au centre du jeu. C'est ce qui m'a frappé dans son discours du 6 mai : Nicolas Sarkozy n'a pratiquement pas parlé des « intérêts » de la France dans le monde.
Deuxièmement, il a décrit le fonds commun des partenaires démocratiques, notamment européens et américain, alors que la vulgate gaulliste-socialiste, elle, mettait l'accent sur l'« universalité française versus l'universalité américaine ». Souvenez-vous : Hubert Védrine avait refusé de se rendre à la réunion des démocraties organisée à Varsovie par l'ancienne secrétaire d'État de Bill Clinton Madeleine Albright non pas parce qu'il n'aimait pas la démocratie, bien évidemment, mais parce qu'il considérait qu'il n'avait pas à soutenir un tel message dès lors qu'il était véhiculé par les États-Unis. Avec le président Sarkozy, on change de registre.

T. H. - Mais peut-on réellement mener une politique étrangère fondée sur les valeurs ?

F. H. - Nous sommes là face à la distinction qu'opérait en son temps Max Weber lorsqu'il évoquait l'éthique de conviction et l'éthique de responsabilité. Que nous montre l'expérience ? Que les valeurs sans les réalités peuvent conduire à des catastrophes tout aussi épouvantables que les réalités sans les valeurs. L'Irak est, à cet égard, un cas exemplaire : les États-Unis y sont intervenus entre autres au nom des droits de l'homme. Or ce projet, initié par les néo-conservateurs, était loin d'être médiocre. Personnellement, j'étais opposé à cette guerre parce que je considérais que leur plan était irréalisable ; mais renverser un abominable dictateur, c'était formidable !
Dans les années 1990, on avait déjà l'illusion qu'on pourrait modeler le monde sans trop de difficultés, notamment après la disparition de l'URSS et avant l'émergence des nouvelles puissances asiatiques. C'était l'époque du « nouvel ordre mondial » et du « devoir d'ingérence ». On l'a mis en pratique en Yougoslavie, peut-être trop tard, mais on l'a fait. Surtout, la transformation des États ex-communistes d'Europe centrale en membres de l'Otan puis de l'Union européenne avait pu se faire de façon pacifique, sur une base volontaire et au moindre coût. Mais c'était un rêve de croire que nous pouvions extrapoler ce type de succès à l'échelle de la planète.

T. H. - Et aujourd'hui ?

F. H. - En cinq ou six ans, les règles du jeu ont radicalement changé. La Chine est en train de devenir une super-puissance. Dès cette année, elle émettra autant de gaz à effet de serre que les États-Unis ; ce qui est un indicateur de puissance, négatif je vous l'accorde. On ne peut plus bouger un pied en Afrique sans se heurter à ses intérêts pétroliers ou à ceux de l'Inde ! Parallèlement à l'avènement de ces pays ultra-réalistes, les désordres du monde s'aggravent. Cette montée de l'instabilité est d'autant plus inquiétante qu'Européens et Américains n'ont plus les moyens de mobiliser des milliers de soldats à l'autre bout de la planète comme autrefois. Il y a cinquante ans, les Français pouvaient envoyer 400 000 hommes en Algérie, les Américains 600 000 au Vietnam. Aujourd'hui, les États-Unis peuvent en mobiliser au maximum 200 000. Quant aux membres de l'Union européenne, ils en alignent péniblement 60 000, en Afghanistan, en Irak, dans les Balkans, en Afrique... Et pour quel résultat ? Nous ne …