Entretien avec Toomas hendrik Ilves par Antoine Jacob, journaliste indépendant couvrant les pays nordiques et baltes. Auteur, entre autres publications, de : Les Pays baltes, Lignes de repères, 2009 ; Histoire du prix Nobel, François Bourin Éditeur, 2012.
Antoine Jacob - Monsieur le président, on a rarement autant parlé de l'Estonie que ce printemps, lors de la polémique suscitée par le déplacement du monument aux morts soviétiques. Avant d'analyser en profondeur ce que cette crise révèle, pouvez-vous nous dire si vous étiez, vous-même, favorable à ce transfert ?
Toomas Hendrik Ilves - Avant le déplacement de la statue, je pensais qu'il serait possible de trouver une autre solution. Mon idée était d'élargir la portée de ce monument, à l'image de ce qui s'est passé avec la Neue Wache à Berlin. À l'origine, ce monument avait été construit sous Frédéric-Guillaume III de Prusse pour abriter la Garde royale. Après la Première Guerre mondiale, il a été transformé en mémorial aux soldats morts pendant ce conflit. Ensuite, Adolf Hitler en a fait un lieu exaltant son régime. Sérieusement endommagé lors des bombardements de Berlin en 1945, le monument, une fois restauré et passé entre les mains de la RDA, a été consacré aux « victimes du fascisme et du militarisme ». Enfin, après la réunification allemande, le gouvernement de Helmut Kohl l'a converti en mémorial dédié à toutes les victimes du totalitarisme.
Je voulais faire quelque chose de ce genre concernant la statue de bronze de Tallinn. Le problème, c'est que mon idée n'a pas reçu un soutien suffisant. Elle n'a pas été approuvée par les Russes d'Estonie, parce qu'ils voulaient précisément que la statue demeure un monument au pouvoir soviétique. Quant aux Estoniens de souche, eux non plus n'ont pas été séduits par mon initiative... Dans un premier temps, j'ai opposé mon veto à une loi qui avait été adoptée pour faciliter le déplacement de cette statue. Mais il n'était pas possible de l'empêcher, car il existait tout de même une base légale pour cette opération, prévue par une précédente loi (1). Bref, les Estoniens ont agi conformément à la loi.
J'aimerais aussi insister sur le fait que, au cours des six derniers mois, la Fédération de Russie, qui nous a tellement reproché d'avoir touché à ce « lieu sacré », a détruit - je dis bien « détruit », et non « déplacé » - cinq monuments comparables situés sur son territoire. Y compris en utilisant des bulldozers pour faire place nette à un centre commercial ! La vérité saute aux yeux : cette affaire n'était qu'un prétexte utilisé par les Russes, qui en cherchaient un depuis quinze ans pour embarrasser l'Estonie et tenter de la discréditer au niveau international. Car les manifestations contre le déplacement de la statue vers un cimetière militaire de Tallinn ont bel et bien été orchestrées par l'ambassade de Russie dans notre pays.
A. J. - Mais pourquoi avoir attendu si longtemps pour déplacer cette statue, si elle gênait tant les autorités estoniennes ? Pourquoi ne pas l'avoir fait dès l'indépendance, acquise en 1991 ?
T. H. I. - Il est vrai que, dans les années qui ont suivi le rétablissement de l'indépendance, personne ne s'en est réellement préoccupé. L'explication est fort simple : à l'époque, ce sujet n'intéressait pas les gens. Nous avions tous d'autres chats à fouetter !
A. J. - Vraiment ? N'est-ce pas plutôt parce qu'il n'était pas possible de s'en prendre à cette statue en raison de la présence de contingents de l'armée russe, qui sont restés stationnés en Estonie jusqu'en 1994 ?
T. H. I. - Si c'était le cas, l'Estonie aurait pu déplacer la statue après le retrait des troupes russes en 1994. Or elle ne l'a pas fait. Je vous assure que, à ce moment-là, le sujet ne faisait pas partie de nos préoccupations quotidiennes. Chaque année, des anciens combattants de l'Armée rouge restés en Estonie se rendaient sur ce site pour célébrer le 9 mai, jour retenu par Moscou pour commémorer l'abdication de l'Allemagne nazie. Une sorte de réminiscence des temps anciens. En Estonie, nous avons tendance à être plutôt compréhensifs avec ce genre de choses. Mais, l'an dernier, le 9 mai 2006, cette commémoration s'est transformée, avec l'aide du gouvernement russe, en une manifestation massive de revanchisme soviétique. On brandissait des drapeaux rouges frappés de la faucille et du marteau, des gens criaient : « L'URSS pour toujours! » Dans le même temps, des Estoniens ont été maltraités. La statue est devenue un symbole de ce revanchisme inacceptable. Le gouvernement a alors envisagé de la déplacer. Et je crois que c'est exactement ce que la Russie attendait...
A. J. - L'affaire a également été instrumentalisée par les partis politiques estoniens durant la campagne électorale qui a précédé les législatives du 4 mars 2007. Avec le recul, n'a-t-il pas été pour le moins maladroit de leur part de jouer, à des fins électoralistes, avec ce sujet sensible ?
T. H. I. - Le déplacement de la statue de bronze ne figurait pas parmi les principaux thèmes de la campagne. Celle-ci a plutôt tourné autour de la situation économique. Quoi qu'il en soit, le plus scandaleux dans cette histoire, c'est le fait qu'une fois que le gouvernement estonien, démocratiquement élu, a pris la décision de déplacer la statue... la Russie a immédiatement demandé sa démission ! Une exigence qui rappelle plus l'ère stalinienne que l'attitude d'un pays respectueux de ses voisins...
A. J. - Mais le calendrier choisi pour procéder au déplacement de la statue n'a-t-il pas été mal pensé ? Procéder à ce transfert à la fin du mois d'avril, à moins de deux semaines des commémorations de mai, ne pouvait que provoquer le mécontentement des vétérans russophones et de leurs descendants...
T. H. I. - Il n'était pas prévu que la statue serait déplacée aussi rapidement. Le plan initial consistait à localiser et à commencer d'exhumer les corps non identifiés d'une douzaine de soldats de l'Armée rouge enterrés quelque part près de son socle. Ensuite, seulement, la statue et les corps devaient être transférés vers un cimetière militaire de Tallinn. Les émeutes qui ont démarré le 26 avril ont tout simplement rendu impossible l'application de ce plan. Pouvions-nous nous permettre de laisser ces …
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