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L'EUROPE QUI RENAIT

Entretien avec Romano Prodi, Président de la Commission européenne depuis mai 1999. par Richard Heuzé, correspondant de Politique Internationale en Italie

n° 116 - Été 2007

Romano Prodi

Richard Heuzé - Monsieur le président du Conseil, voilà plus d'un an que vous êtes revenu au pouvoir. Pendant ces quelques mois, l'Italie a multiplié les initiatives internationales : en Europe, où vous avez tenté de relancer le processus grippé par les référendums français et hollandais de 2005 ; au Liban, où votre pays a pris en février le commandement des Casques bleus de la Finul déployée à la frontière israélienne ; aux Nations unies, où, à peine élu membre non permanent du Conseil de sécurité, vous avez proposé un moratoire universel sur la peine de mort. Commençons par l'Europe. Traverse-t-elle, à votre avis, une crise profonde ou simplement une période d'ajustement ?

Romano Prodi - Disons-le clairement. L'Europe se trouve à un moment crucial de son existence. Son avenir se jouera d'ici aux élections de juin 2009. Lorsque j'ai repris la tête du gouvernement italien en mai 2006, la crise était à son comble. J'ai tout de suite pensé qu'il fallait faire le deuil du projet de Constitution et regarder vers l'avenir.
Je ne pouvais pas ignorer les arguments des pays qui n'avaient pas ratifié le Traité, notamment la Pologne, la République tchèque, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la France (1). J'en ai discuté à l'époque avec Jacques Chirac, mais la France se trouvait à la veille d'échéances électorales capitales, et il était trop tôt pour dessiner une sortie de crise concrète.

R. H. - Jusque-là, vous étiez à l'écoute des « réfractaires » au Traité. Du moins de ceux qui ne l'avaient pas ratifié tout en l'ayant signé. Puis vous avez commencé à défendre le point de vue des autres, des dix-huit pays qui, eux, l'avaient ratifié. Pourquoi ?

R. P. - Il y a environ quatre ou cinq mois, j'ai estimé que le temps était venu de se montrer plus déterminé, de faire preuve de davantage de courage. J'ai pensé que l'Europe devait aller de l'avant, en finir avec ces discussions exténuantes, faire des choix, prendre des décisions. Dans ce domaine, elle ne part pas de zéro. Il lui suffit de reprendre les travaux de la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing qui ont servi de base au Traité signé en octobre 2004. Comme je le disais récemment devant le Parlement européen (2), c'est un beau texte. Vraiment beau. Avec un vrai souffle européen. Dans la première partie surtout, il exprime de manière claire et compréhensible le sens de cette grande oeuvre commune. De plus, il est le résultat d'un travail démocratique. La Convention, les Parlements nationaux, le Parlement européen : chacun a apporté sa contribution. Réfléchissons-y donc à deux fois avant de le remiser sur une étagère ! N'oublions pas que ce Traité a été signé par tous, même si seulement dix-huit paysl'ont ratifié. Ses acquis sont toujours d'actualité. Sachons lespréserver.

R. H. - Pensez-vous que cela sera possible ?

R. P. - Les négociations, telles qu'elles se sont déroulées jusqu'à présent, m'incitent à penser que le Traité sera remanié. Pour tous ceux qui croient dans le projet européen et qui ont ratifié le Traité, il s'agirait d'un immense sacrifice. Ne l'oublions jamais.

R. H. - D'où votre périple pour faire valoir les raisons des « Dix-Huit ». Comment avez-vous procédé ?

R. P. - J'ai pris mon bâton de pèlerin ! J'ai rencontré la plupart des leaders européens. Je me suis rendu en République tchèque et en Pologne. J'ai insisté auprès des dirigeants de ces pays sur la nécessité de rechercher une solution. J'espère avoir été entendu. Puis, après l'élection de Nicolas Sarkozy, je suis allé à Paris (3) pour le rencontrer. J'avais noté dans ses discours de campagne une forte volonté de revenir au thème de l'intégration européenne.

R. H. - Le jour même de sa prise de fonctions, Nicolas Sarkozy s'est déplacé en Allemagne pour discuter avec Angela Merkel. Craignez-vous la constitution d'un nouvel axe franco-allemand ?

R. P. - Dans une Europe élargie, l'élan ne peut plus venir de deux pays seulement, fussent-ils de grandes puissances comme l'Allemagne et la France. Il est vital que d'autres pays membres y soient associés même s'ils sont moins peuplés. À commencer par l'Espagne et l'Italie, toutes deux très impliquées dans la construction européenne.
Cela dit, je ne nourris personnellement aucun doute sur le fort engagement du président Sarkozy. L'Europe représente, pour lui, un volet fondamental de la politique française. Ses premières rencontres internationales, avec Angela Merkel, José Luis Zapatero ou moi-même témoignent de cette conviction. Elles devraient permettre de relancer le processus.

R. H. - Que pensez-vous du « traité simplifié » proposé par Nicolas Sarkozy ?

R. P. - Je le lui ai dit clairement. Je ne pense pas et je n'ai jamais pensé que l'on puisse construire l'Europe sans la France. De mon expérience à la Commission européenne, j'ai tiré une leçon qui me sert de règle de vie : la politique n'est pas une idéologie abstraite. Alors, que l'on appelle cette solution « mini-traité », « traité simplifié » ou autrement, peu importe. Je ne suis pas un philologue. Tout me va, du moment qu'on reprendles points fondamentaux qui permettront à l'Europe deprogresser.

R. H. - Et quels sont ces points ?

R. P. - D'abord l'extension du vote à la majorité qualifiée, autrement dit l'abandon du droit de veto. Il en va de l'avenir de l'Europe. Autres atouts essentiels à préserver : la personnalité juridique de l'Union et le dépassement de la structure actuelle à trois piliers ; l'instauration d'une présidence stable du Conseil européen ; et un renforcement de la politique étrangère et de sécurité, ce qui implique de nommer un ministre européen des Affaires étrangères ou, si l'on préfère une dénomination de type américain, un secrétaire d'État européen. Quelle que soit l'appellation retenue, cette personnalité devra être dotée d'une force politique et d'une légitimité juridique suffisantes pour représenter l'Europe tout entière. Sur l'ensemble de ces points,je suis en plein accord avec Nicolas Sarkozy et je m'enréjouis.

R. H. - Qui voyez-vous dans le rôle de ministre des Affaires étrangères …