Entretien avec Edmund Phelps par Nils Aus dem moore
Nils aus dem Moore - De quelle manière le prix Nobel a-t-il changé votre vie ?
Edmund Phelps - Pour être franc, cette expérience n'est pas désagréable. Rien de tel qu'un prix de ce style pour vous redonner confiance et énergie ! C'est l'occasion d'échanger avec un grand nombre de gens sur des idées qui vous tiennent à coeur. Or j'ai la chance de travailler sur des thèmes qui intéressent aujourd'hui un public beaucoup plus large que le cercle étroit des économistes spécialisés avec lesquels j'avais l'habitude de discuter jusque-là. Le côté négatif, c'est que je me retrouve avec deux fois plus de travail qu'avant !
N. M. - Au cours des dix dernières années, vous avez surtout travaillé sur un projet d'aide aux bas salaires. En France, lors de la campagne présidentielle, deux logiques se sont affrontées, les uns prônant des allégements de charges pour les bas salaires afin de favoriser l'embauche, les autres une hausse du salaire minimum pour relancer la consommation. En Allemagne, où le SMIC n'existe pas, il est question d'introduire un salaire minimum fixé par l'État, mais l'aide aux bas salaires n'est expérimentée que dans quelques régions tests, et pour des groupes de population limités, comme les jeunes. Que pensez-vous de ces débats ?
E. P. - J'ai lu quelque chose dans le Financial Times à propos du projet « Kombilohn » (2) expérimenté en Basse-Saxe à l'initiative de son ministre-président, Christian Wulff. J'espère que cette aide aux bas salaires sera un jour étendue à tout le pays. En revanche, je n'aime pas tellement l'idée d'un salaire minimum. Si cette mesure a pour effet de réduire le nombre d'emplois dans les tranches de salaires les plus basses, elle aboutit à l'inverse du résultat recherché. Mais vous n'éviterez jamais qu'il y ait toujours des emplois « au noir » rémunérés au-dessous du minimum légal ; des emplois clandestins difficiles à trouver ; et, surtout, des emplois sans aucune protection légale.
N. M. - Les syndicats craignent qu'un projet comme le « Kombilohn », s'il est généralisé, n'encourage les employeurs à profiter des subventions ainsi offertes pour tirer les salaires vers le bas...
E. P. - Il faut que le mécanisme soit progressif et plafonné de manière à éviter les effets pervers.
N. M. - Ne représente-t-il pas une lourde charge financière ?
E. P. - Son coût pourrait effectivement avoisiner un pour cent du PNB. Mais l'important n'est pas là : le but est de revaloriser les rémunérations offertes aux emplois situés en bas de l'échelle ; savoir si cela coûtera un demi pour cent du PNB, un pour cent ou même un pour cent et demi importe peu. Je comprends mal qu'une société aussi riche que la nôtre puisse tolérer que des gens se retrouvent marginalisés, quasiment exclus du système marchand.
N. M. - Vous avez déclaré un jour que le principal objectif de votre projet n'était pas tant la croissance que la justice. Quelle est votre conception de la justice économique ?
E. P. - Parler de justice économique, c'est poser la question de la rémunération du travail. La productivité de chaque individu est d'autant plus élevée qu'il participe à une économie globale à laquelle un grand nombre d'autres personnes apportent leur contribution, par exemple en faisant bénéficier ces « autres » des effets de leurs talents ou de leurs efforts. Dans un système d'économie de marché, la contribution globale de tous les bas salaires à la formation du produit national brut est supérieure au simple produit du taux moyen des bas salaires multiplié par le nombre de travailleurs appartenant à cette catégorie. Pourquoi ? À cause des surplus dégagés à la fois par le producteur et le consommateur (3). La simple existence de bas salaires a pour conséquence de permettre aux rémunérations des autres catégories de travailleurs, qu'ils soient salariés ou qu'ils tirent leurs revenus d'une rente foncière ou capitaliste, d'être plus élevées qu'elles ne le seraient autrement. Ces travailleurs et ces moyens de production sont ainsi libérés pour être affectés à des tâches plus productives - des tâches qui rapportent plus du fait même de la contribution apportée par ceux qui sont les moins bien payés. D'où le problème consistant à savoir comment devraient être distribués les surplus. Rémunérer chacun en fonction de la productivité marginale du groupe social ou économique auquel il se rattache relève d'une forme de morale arbitraire.
N. M. - Quelle solution proposez-vous ?
E. P. - L'idée de John Rawls (4) est que ce surplus devrait être redistribué aux catégories les moins favorisées de la société, c'est-à-dire aux titulaires de faibles salaires. On ne demande à personne de gagner moins que ce que son groupe gagnerait en moyenne s'il ne devait compter que sur lui-même. Ce que je dis, c'est simplement qu'on devrait demander aux groupes favorisés de restituer leur part du surplus. En plus, sans cette redistribution par le truchement d'une aide d'État, on condamne au chômage et à la marginalité un grand nombre de gens qui appartiennent aux tranches de salaires les plus basses. On ne peut en tirer que des conséquences sociales très négatives.
N. M. - Vous vous inquiétez beaucoup pour les gens qui vivent aux marges du système économique. Mais, depuis quelque temps, c'est surtout le sort des classes moyennes qui retient l'attention. Elles se considèrent presque partout comme les principales victimes de la mondialisation...
E. P. - Globalement, les revenus des classes moyennes du monde occidental ont considérablement augmenté depuis 1945 ou 1950. Il est vrai que, depuis cinq ou dix ans, leur part relative tend à diminuer. Mais, après tout, n'est-il pas normal que, dans une économie en pleine croissance, il y ait des gagnants et des perdants ? Au nom de quoi les classes moyennes devraient-elles bénéficier de la garantie de toujours gagner une part fixe et stable du revenu national ? Rawls, qui est pour moi une référence, disait que la justice consiste à assurer aux gens une égalité des chances professionnelles au moment où ils entament leur …
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