Entretien avec Bronislaw Geremek, Historien de réputation mondiale et homme politique polonais par Pierre-Antoine Donnet, Directeur du Bureau de Varsovie de l'Agence France-Presse.
Pierre-Antoine Donnet - Vous avez été le seul eurodéputé polonais à refuser de vous plier à la loi de décommunisation qui faisait obligation à 700 000 personnes de déclarer leur éventuelle collaboration avec les anciens services secrets communistes. Quel bilan tirez-vous de cet épisode malheureux ?
Bronislaw Geremek - Je ne dirai pas « malheureux ». C'est, au contraire, un épisode assez heureux de mon activité de député au Parlement européen. Comme vous le savez, j'ai décidé, de façon délibérée, de m'opposer à la loi dite de « lustration » votée par le Parlement polonais. J'ai donc commis, dans ce qu'on appelle la « tradition politique », un acte de désobéissance civique. Pourquoi l'ai-je fait ? Parce que j'ai estimé que cette nouvelle loi était anti-démocratique. Je m'explique.
Premièrement, elle permettait d'invalider le vote de dizaines de milliers d'électeurs - dans mon cas, ils étaient 120 000 - non pas parce que l'élu aurait commis une infraction ou un crime, mais parce qu'il a désobéi à l'administration. Ceux qui refusaient de répondre se voyaient, en effet, interdire automatiquement l'accès à toutes les fonctions publiques. C'était une violation du principe de la démocratie représentative. Deuxièmement, cette loi concernait les journalistes. Or le métier de journaliste exige une indépendance totale à l'égard du gouvernement et de l'État. C'était, par conséquent, une violation de la liberté d'expression. Troisièmement, le texte visait les universitaires et les enseignants. Ils étaient tenus de remplir une déclaration au risque de perdre non seulement leur travail, comme les journalistes, mais également la possibilité d'exercer leur métier. J'ajoute que, dans les milieux académiques, la tradition veut que les enseignants soient élus par leurs pairs. Cette loi allait à l'encontre de l'autonomie de l'enseignement supérieur. Quatrième catégorie de citoyens assujettis : les dirigeants d'entreprises privées dont le capital est partiellement détenu par l'État. Cette fois, c'étaient les fondements de la liberté économique qui étaient bafoués.
À ma très grande satisfaction, en mai dernier, la Cour constitutionnelle a invalidé la plupart des articles de cette loi. Résultat : bien que le texte ait été voté par le Parlement, il est désormais inapplicable dans sa forme actuelle. La question qui était posée était celle de la liquidation du passé communiste. Je suis pour que l'on punisse les crimes staliniens ; je suis aussi pour qu'à l'occasion d'élections un homme qui brigue un mandat démocratique déclare à ses électeurs s'il a ou non collaboré. Au moment des législatives, quelques candidats ont avoué qu'ils avaient travaillé pour la police secrète pendant la période communiste et dans au moins deux cas les électeurs ont, en toute connaissance de cause, décidé de les élire. La conclusion que je tire de toute cette affaire, c'est qu'il existe en Pologne des institutions qui défendent la démocratie et que ce pays reste un État de droit.
P.-A. D. - À vos yeux, celle loi était-elle illégitime ?
B. G. - Elle a été déclarée inconstitutionnelle. Il n'en demeure pas moins que, sur le plan strictement légal, j'ai commis une infraction (1). En agissant ainsi, j'ai voulu exprimer mon inquiétude quant à l'évolution de la vie publique en Pologne au cours de ces deux dernières années (2).
P.-A. D. - L'ancien premier ministre Tadeusz Mazowiecki (3) a, comme vous, décidé de ne pas se soumettre à cette loi. Mais, finalement, vous n'avez pas été très nombreux dans le pays à suivre cette voie. Quelle en est la raison ?
B. G. - L'attitude normale consiste à respecter la loi. L'acte de désobéissance civique ne se justifie que lorsque la situation est exceptionnelle. C'était le cas. Monsieur Mazowiecki et moi étions convaincus que nous exprimions, par notre geste, le sentiment de millions de Polonais. Ce qui m'a réjoui, c'est qu'en dépit de la campagne de dénigrement menée contre nous, nous avons reçu un soutien extrêmement chaleureux de la part de l'opinion publique polonaise.
P.-A. D. - Comment interprétez-vous cet élan de solidarité, qui s'est manifesté dans l'ensemble des pays européens ?
B. G. - Je ne le considère pas comme une marque de sympathie personnelle à mon égard. Cet élément a compté, mais ce très large mouvement de soutien, auquel je ne dirai jamais assez ma gratitude et ma reconnaissance, était avant tout une expression de sympathie envers la Pologne et l'ancien syndicat Solidarnosc. Beaucoup, parmi les hommes politiques européens, ont été les témoins de l'aventure de Solidarnosc. À l'époque, ils portaient le badge du syndicat et, aujourd'hui encore, ils se rappellent avec quelle joie la naissance de ce premier mouvement anti-totalitaire de masse a été saluée. Ils n'ont pas oublié, non plus, l'inquiétude qui les a saisis après l'imposition de la loi martiale (4), lorsque cet espoir a été anéanti par l'intervention de l'armée et du parti communiste. Ce sont les mêmes qui, trente ans plus tard, m'ont apporté leur réconfort. J'ai retrouvé leurs noms sur les listes de soutien et les lettres qui m'ont été adressées. Leur préoccupation n'a pas changé : ils s'inquiètent à nouveau pour mon pays.
P.-A. D. - Comment caractériser cette loi et le contexte politique actuel ? Vous-même avez évoqué le souvenir des procès de Moscou...
B. G. - On ne peut s'empêcher, en effet, de rapprocher cette campagne digne du maccarthysme des méthodes en vigueur dans l'Union soviétique des années 1930. Cette loi a fait naître chez nous une sorte de chasse aux sorcières. Je vous rappelle qu'elle concernait quelque 700 000 personnes !
Pourquoi, dix-huit ans après la chute du régime communiste, la Pologne éprouve-t-elle le besoin de revenir sur son passé ? La vérité tient une place importante dans la vie publique et sans doute fallait-il rétablir les faits sur la base des documents historiques. La police secrète tenait à jour environ un million et demi de dossiers individuels. Cet immense fonds d'archives, qui couvre quelque 75 kilomètres de linéaires, constitue un témoignage accablant sur les méthodes des services de sécurité intérieure. Le problème, c'est qu'aux mains du gouvernement actuel ces archives deviennent un instrument de lutte politique, un gigantesque moyen …
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