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LA FRANCE ET LE MONDE ARABE

Entretien avec Hubert Védrine, Ancien ministre des Affaires étrangères (1997-2002) par Thomas Hofnung, chef de rubrique au site The Conversation.

n° 117 - Automne 2007

Hubert Védrine

Thomas Hofnung - Dans le « Rapport sur la France et la mondialisation » que vous avez récemment remis au président de la République (1), vous expliquez que renoncer à la politique arabe de la France reviendrait à faire plaisir au Likoud en Israël et aux néo-conservateurs aux États-Unis. Pourquoi ?

Hubert Védrine - Tout simplement parce que ce sont ces courants qui ont le plus critiqué la « politique arabe de la France ».
L'usage polémique de cette expression remonte au début des années 1970, quand le président Pompidou avait vendu des Mirage aux Libyens. Pour certains Américains et certains Israéliens, « politique arabe » signifie alors « complaisance avec les régimes arabes et affairisme douteux ». Dans ce cas-là, moi aussi, je suis contre. Mais si cette notion désigne une partie de la politique étrangère française qui tente d'apporter des réponses intelligentes à la question de nos relations avec chaque pays du Maghreb et du Proche-Orient, il n'est pas contestable qu'il en faut une. Et dans ce cas-là, je préfère sans l'ombre d'une hésitation la politique arabe de la France - avec ses défauts que l'on peut corriger - à celle de George Bush, la plus mauvaise politique, à mon sens, que les Américains aient conduite dans cette région depuis 1945, ou encore à celle du Likoud. Les critiques contre la France sont surtout utilisées pour la dissuader de prendre des initiatives.

T. H. - Quelle est votre interprétation de la politique arabe de la France ?

H. V. - Elle doit embrasser l'ensemble de nos relations avec tous les pays arabes. Mais elle ne peut pas être globale au sens uniforme. Nous devons avoir une politique distincte à l'égard de chaque pays, car il y a beaucoup de différences d'un pays à l'autre. Ce qui ne doit pas nous empêcher d'essayer d'avoir une approche plus générale, par exemple envers les pays du Maghreb, afin de gérer les questions d'intérêt commun en Méditerranée occidentale. Par ailleurs, nous devons conserver une position propre sur la question du Proche-Orient. J'ai toujours contesté la thèse du Likoud ou de l'Américain Richard Perle et des néo-conservateurs - c'est la même - selon laquelle il n'y avait pas de question palestinienne à résoudre, la gauche israélienne était dans l'erreur, les Européens étaient anti-israéliens. Selon eux, il faut changer les pays arabes de gré ou de force et, après, tout ira mieux. Une telle vision se trouve à l'origine de l'erreur américaine.
Il est au contraire indéniable que la question israélo-palestinienne reste centrale (même si elle n'est pas unique) et qu'elle envenime la relation Islam-Occident. Mais en l'espèce, la France ne dispose pas de leviers magiques. Ce n'est pas elle qui va faire évacuer les territoires palestiniens, ni bâtir un État palestinien responsable ! Elle ne peut pas régler le problème à la place des protagonistes. Mais elle peut jouer un rôle de préparation, d'accompagnement et, un jour, de garantie. Et elle doit aussi avoir une politique claire à l'égard de la péninsule Arabique, ainsi qu'à propos de l'Irak. La politique arabe, c'est cet ensemble.

T. H. - À votre avis, le monde arabe s'inscrit-il pleinement dans le processus de mondialisation ?

H. V. - Non, pas assez ! Comparez avec l'Asie ! Pour autant, les pronostics les plus pessimistes n'ont pas été confirmés. Après 1979, les Occidentaux redoutaient une vague islamiste qui allait faire tomber tous les régimes arabes les uns après les autres, comme un château de cartes. Cela ne s'est pas produit. Et certains pays, tels les Émirats (Qatar, Dubaï, Abu Dhabi), tirent brillamment leur épingle du jeu et préparent déjà l'après-pétrole. Mais ce sont des effets de niche.
Dans les rapports des institutions multilatérales - en particulier, ceux du PNUD -, nombre d'experts, y compris arabes, soulignent que le monde arabe aborde mal la mondialisation, qu'il en profite peu. Il pourrait, au prix de réformes internes, en tirer un meilleur parti. La plupart des élites arabes en conviennent, sans oser l'exprimer. Car politiquement, socialement et culturellement, c'est explosif.

T. H. - Dans votre rapport, vous préconisez justement d'établir un « pacte de modernisation » entre la France et le monde arabe pour inciter à ce type de réformes... En quoi un tel pacte pourrait-il consister ?

H. V. - En un partenariat de confiance dans la durée. L'administration Bush a tout raté et tout aggravé dans cette région, mais on ne peut pas écarter d'un revers de la main les questions de la démocratisation et de la modernisation sociale. Vive la démocratie ! Mais on a évoqué de façon trop légère le droit d'ingérence, sans se demander qui s'ingère chez qui, au nom de quoi et pour faire quoi. Ce qui pose problème, ce n'est pas la démocratie, c'est le prosélytisme. Il est extrêmement compliqué d'imposer la démocratie chez les autres : aurions-nous oublié à quel point ce processus a été long et difficile chez nous ? Les grands discours à ce sujet sont présomptueux... D'un autre côté, il est vrai qu'une partie des opinions arabes attend beaucoup de notre part dans ce domaine. Il faut agir avec un doigté extrême. Quand l'UE multiplie les conditionnalités en espérant que ces contraintes vont transformer les pays arabes, ceux-ci renâclent et signent des accords qu'ils ne peuvent pas appliquer. Et ils finissent par dire, en substance : « Si vous nous embêtez trop, nous nous tournerons vers les Chinois » ou, du moins, ils nous font comprendre qu'ils vont se passer de notre aide.
En revanche, certains gouvernements arabes modernes, et potentiellement modernisateurs, seraient heureux de trouver en l'UE un partenaire et un conseiller dans cette évolution - à condition que ce partenaire ne soit ni menaçant, ni paternaliste, ni donneur de leçons. L'Union méditerranéenne de Nicolas Sarkozy s'inscrit, semble-t-il, dans une telle perspective - plus égalitaire - de partenariat. Plutôt que d'exiger ceci ou cela du haut de son Olympe démocratique, l'Europe devrait être plus patiente et faire davantage confiance au temps...

T. H. - Au vu de la densité des …