Entretien avec Irene Khan par Grégory Rayko, rédacteur en chef adjoint de Politique Internationale
Grégory Rayko - Vous avez pris la tête d'Amnesty International quelques jours à peine avant le 11 septembre 2001. De nombreux observateurs estiment que, depuis cette date, la situation en matière de droits de l'homme s'est globalement dégradée. Partagez-vous cette opinion ?
Irene Khan - Ce qui est sûr, c'est que, après le 11 Septembre, une bonne partie des pays occidentaux, qui se targuaient d'être les champions de la démocratie et des droits de l'homme, se sont mis à transiger avec leurs principes. Les préoccupations sécuritaires y sont devenues prioritaires. Par le passé, on avait déjà vu une telle hiérarchie des valeurs dans certaines régions (par exemple, en Amérique latine dans les années 1980 ou tout au long de l'histoire de l'Union soviétique) ; mais que les pays occidentaux connaissent une telle évolution, voilà qui est nouveau et inquiétant ! Nous avons assisté, dans ces pays, à l'érosion de normes qui semblaient intangibles. Le résultat ne s'est pas fait attendre : sur tout le globe, des gouvernements autoritaires en ont profité pour justifier leurs propres exactions. Je pense, par exemple, à l'Égypte ou à la Chine. De ce point de vue, on peut effectivement dire que les droits de l'homme ont connu un recul après 2001.
G. R. - Les pays occidentaux peuvent-ils encore prétendre incarner la démocratie et les droits de l'homme ?
I. K. - Étant donné tous les manquements à leur propre éthique dont ils se sont rendus coupables - restriction des libertés publiques, incarcération sans inculpation d'« ennemis combattants », mise en place de prisons secrètes, renforcement des législations répressives, nombreux cas de mauvais traitements infligés à des suspects, etc. -, la question est posée. L'Europe et les États-Unis ont-ils encore une autorité morale suffisante pour expliquer aux autres ce que sont les droits de l'homme ? Il est indéniable que leurs actions sont loin d'être toujours à la hauteur de leurs beaux discours. Comme vous le savez, notre dernier rapport montre que des gouvernements européens ont été impliqués dans une pratique scandaleuse : le renvoi de suspects dans leurs pays d'origine, où ils allaient très probablement être torturés. Si, comme c'est arrivé, la Suède renvoie en Égypte des Égyptiens dont elle sait pertinemment qu'ils risquent fort d'y être soumis à des supplices intolérables, comment Stockholm peut-elle ensuite se permettre de critiquer la manière dont Le Caire traite ses détenus ? Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres...
Par surcroît, comme je viens de le dire, de tels comportements offrent aux autres leaders mondiaux une excuse toute trouvée. L'année dernière, j'ai rencontré le président russe Vladimir Poutine. J'ai abordé avec lui la question de la détention arbitraire de suspects en Tchétchénie. Savez-vous ce qu'il m'a répondu ? Que ce qui se passait en Tchétchénie était tout à fait comparable à ce qui se passait au même moment à Guantanamo ! Naturellement, Guantanamo ne justifie en aucun cas les violations des droits de l'homme en Tchétchénie. Il n'empêche que le fait même que M. Poutine puisse avoir recours à cet argument montre bien que l'autorité des pays occidentaux a été largement ternie. Fut un temps où il aurait dû s'expliquer sur ses propres agissements au lieu de se retrancher derrière le fait que « ailleurs, c'est pareil » !
G. R. - Les dirigeants occidentaux vous répondraient qu'ils sont en guerre contre un ennemi implacable - le terrorisme - et que, dans ces conditions très particulières, il peut s'avérer nécessaire, pour assurer la sécurité de leurs concitoyens, de faire quelques entorses aux normes communément admises...
I. K. - Il s'agit d'un raisonnement erroné. Pour une raison simple : cette logique implique que les droits de l'homme doivent être respectés seulement quand tout va bien. Or, quand on étudie l'histoire de l'Europe, on se rend compte que c'est précisément le respect des droits de l'homme qui a permis la paix et la stabilité. Après la Seconde Guerre mondiale ont été fondées des institutions comme le Conseil de l'Europe et la Cour européenne des droits de l'homme. Elles reposaient sur l'idée, partagée par tous les gouvernements de l'époque, que les gens devaient avoir la certitude que leurs droits seraient toujours fermement défendus face à l'État. Pour l'Europe de l'après-guerre, la sécurité et les droits de l'homme étaient deux notions indissociables.
C'est pourquoi, de mon point de vue, il est complètement absurde de prétendre sacrifier les droits de l'homme au nom de la sécurité. Prenez n'importe quelle région de la planète. Partout - que ce soit en Irak, au Darfour, en Palestine, etc. -, plus il y a de violations des droits de l'homme, moins il y a de stabilité ! L'affirmation selon laquelle on peut augmenter la sécurité au détriment de la liberté est fallacieuse. Au contraire : quand un gouvernement se conduit de cette manière, il fait le jeu des terroristes !
G. R. - Comment cela ?
I. K. - Les terroristes s'en prennent aux valeurs démocratiques. Le terrorisme est, par définition, une violation des droits de l'homme. Les terroristes souhaitent détruire les sociétés qui promeuvent les droits de l'homme. Si les États occidentaux se mettent eux-mêmes à réduire ces droits, ils vont dans le même sens que leurs pires ennemis !
Plus important encore : quand les pays démocratiques remettent en cause les droits élémentaires, les premiers à en souffrir sont les étrangers et les citoyens d'origine étrangère qui y résident. Ces communautés se sentent ostracisées, isolées, mises à l'index. Et certains membres de ces groupes risquent fort, par réaction, de prêter une oreille plus attentive à la propagande des terroriste.
G. R. - Le nouveau premier ministre britannique, Gordon Brown, entend faire voter une loi qui permettra d'augmenter significativement (de vingt-huit à cinquante-six jours) la durée maximale de détention sans inculpation des personnes suspectées d'être liées à des affaires de terrorisme. En 2005, Tony Blair avait déjà essayé de faire passer une telle loi, mais il s'était heurté à l'opposition de la Chambre des Communes. L'argument est toujours le même : des lois de ce genre …
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