Entretien avec Andrei Illarionov par Galia Ackerman, journaliste, spécialiste de la Russie et du monde post-soviétique
Galia Ackerman - Vladimir Poutine, dont le second mandat présidentiel expire en mars 2008, a annoncé qu'il allait conduire le parti Russie unie aux élections législatives de décembre 2007. Que faut-il penser de cette décision ? Poutine restera-t-il au pouvoir en devenant, cette fois, un premier ministre tout-puissant ?
Andreï Illarionov - Pas nécessairement, même si c'est l'impression qui domine en ce moment. En revanche, ce qui semble certain, c'est que les législatives de décembre vont tourner au plébiscite puisque, désormais, la question qui est posée au peuple est : « Êtes-vous pour ou contre Vladimir Poutine ? » Russie unie va sans doute obtenir un triomphe populaire, ce qui offrira à Poutine, sous une forme ou une autre, l'impunité légale aussi bien en Russie qu'à l'étranger.
G. A. - Connaissez-vous personnellement Viktor Zoubkov, le nouveau premier ministre, dont bon nombre d'observateurs disent qu'il pourrait bien devenir le prochain président de la Russie, avec l'onction de Vladimir Poutine ?
A. I. - Je le connais, oui. Tout ce que je peux vous dire, c'est que c'est un homme absolument loyal à M. Poutine.
G. A. - À l'occasion du remaniement gouvernemental qui a porté M. Zoubkov à la tête du gouvernement, le ministre de l'Économie, Guerman Gref, l'un des derniers libéraux au sein de l'équipe au pouvoir, a perdu son poste. Qu'est-ce que cela va changer pour l'économie de la Russie ?
A. I. - Il n'y a pas lieu de s'étonner de son départ puisqu'il voulait depuis longtemps aller gagner de l'argent dans les affaires. Je ne serais pas étonné s'il accédait bientôt à la tête d'une compagnie, d'une banque ou d'une corporation appartenant à l'État. Mme Elvira Nabiullina, qui lui a succédé, est une femme compétente. Elle représente une vraie chance d'amélioration pour l'économie russe.
G. A. - Dans vos écrits, vous avez alternativement qualifié le régime russe actuel de « cas unique d'État-corporation » et de « modèle étatique fondé sur la force ». Laquelle de ces définitions est la plus appropriée ?
A. I. - Ces deux notions ne sont pas contradictoires, bien au contraire : elles se complètent parfaitement. L'État russe est une corporation fondée sur la force. Tout simplement parce que c'est la corporation des siloviki (les hommes issus des structures de force (1)) qui a pris les commandes du pays. Il s'agit d'un groupe étendu dont les membres sont soudés par des liens très forts - très forts mais pas nécessairement visibles du grand public, loin de là.
G. A. - Quel rôle la guerre de Tchétchénie a-t-elle joué dans la mise en place de ce système ?
A. I. - Les deux guerres de Tchétchénie, toutes deux déclenchées par les services secrets russes, ont été absolument décisives pour l'établissement d'un régime autoritaire en Russie. C'est particulièrement vrai pour la seconde guerre : elle a permis de roder à Grozny des méthodes d'administration autoritaire qui ont été, plus tard, appliquées à l'échelle du pays entier. C'est justement dans ce but que les régimes des deux Kadyrov, le père et le fils, ont été instaurés. Ce qui est testé en Tchétchénie est par la suite diffusé, de telle ou telle manière, dans toute la Russie.
G. A. - Quand vous parlez de « corporation », vous faites sans doute référence à la fusion entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. Mais la plupart des oligarques russes n'appartiennent pas au clan des siloviki...
A. I. - J'estime que le terme « oligarque » - qu'on a beaucoup employé, ces dernières années, pour désigner des individus s'étant approprié d'importantes ressources économiques - n'est pas correct. À mon sens, les vrais oligarques sont ces rares personnes qui disposent du pouvoir politique. Or ces hommes d'affaires qui se sont rapidement enrichis et qu'on qualifie abusivement d'« oligarques » n'ont jamais obtenu de prérogatives politiques - ou alors, pour une durée très limitée. Seuls Potanine et Berezovski (2) ont occupé des positions officielles au sein de l'appareil d'État, et encore, pas longtemps. Ils n'ont pas su - et probablement, pas voulu - s'y installer durablement.
Selon moi, des businessmen comme Abramovitch ou Deripaska (3) n'ont jamais été des oligarques. En revanche, les représentants haut placés de la corporation des siloviki peuvent être considérés comme tels puisqu'ils se trouvent au sommet de l'État. Ils contrôlent l'intégralité du pouvoir dans ce pays, y compris cette forme très particulière de pouvoir que procure l'appartenance aux services secrets. Je veux être très clair : les siloviki maîtrisent les pouvoirs politique, militaire, administratif, financier, économique et médiatique (4). Sans oublier les autres ressources essentielles du pays. C'est ce qui leur a permis d'étendre leur autorité sur l'intégralité du business russe. Quant aux milliardaires russes, ils ne sont pas seulement faibles d'un point de vue politique : ils sont, aussi, fragiles d'un point de vue judiciaire. C'est pourquoi ils obéissent sans rechigner aux ordres des siloviki. Il a suffi au pouvoir de faire comprendre, en une allusion transparente, qu'il souhaitait que les hommes d'affaires russes ne se rendent pas au Forum économique de Londres (5) pour qu'aucun de nos businessmen ne fasse le déplacement. Et, si nécessaire, ils sont prêts à vendre leurs entreprises à celui qui leur sera désigné par les autorités - et, par surcroît, au prix indiqué !
G. A. - Cette corporation des siloviki semble monolithique. Est-elle cependant susceptible d'imploser à cause des tensions économiques qui pourraient naître en son sein ? C'est le genre de problèmes que toute structure mafieuse doit régulièrement affronter...
A. I. - Rien n'est éternel. La corporation communiste, arrivée au pouvoir en 1917, a progressivement évolué et a fini par s'effondrer. Il est vrai que ce processus a pris 74 ans... C'est pourquoi je crois que le régime actuel va durer un bon moment. C'est un système qui ne connaît pas vraiment d'équivalents dans l'Histoire. Il y a eu des dictatures individuelles, des dictatures familiales, des dictatures partisanes, des juntes militaires... mais je ne crois pas qu'il y ait déjà eu un régime autoritaire fondé …
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