Les Grands de ce monde s'expriment dans

SPLENDEURS ET MISERES DE LA JUSTICE INTERNATIONALE

Entretien avec Carla Del Ponte, Procureur général des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et le Rwanda (TPIR) depuis septembre 1999. par Florence Hartmann, Journaliste au Monde. et Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro

n° 117 - Automne 2007

Carla Del Ponte

Isabelle Lasserre et Florence Hartmann - Vous occupez depuis huit ans le poste de procureur général du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY). Quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Carla Del Ponte - Le bilan du TPI est extrêmement positif. Depuis sa création, en 1993, cent soixante et une personnes ont été inculpées, dont soixante-deux depuis ma prise de fonctions en septembre 1999. En outre, quatre-vingt-onze accusés ont été incarcérés depuis mon arrivée. Il s'agit de hauts responsables politiques et militaires qui, pendant le conflit dans l'ex-Yougoslavie, ont ordonné ou couvert des actes de génocide, des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre. Ils n'ont pas commis les crimes de leurs propres mains mais ce sont eux qui, depuis leur bureau de ministre ou de général, les ont décidés, planifiés, organisés. Nous avons ainsi prouvé au monde qu'il était possible de juger les puissants, y compris pour des faits auxquels ils n'ont pas directement pris part. N'oublions pas que les conventions internationales sur lesquelles nous nous sommes appuyés - celles de Genève ou celle sur le génocide - ont été adoptées juste après la Seconde Guerre mondiale et qu'elles n'avaient jamais été appliquées auparavant.
Le bilan est d'autant plus positif que, pour y parvenir, il nous a fallu surmonter un grand nombre d'obstacles. Les gouvernements concernés ont tour à tour refusé de nous autoriser à réaliser les enquêtes sur le terrain, de nous permettre de recueillir toutes les preuves et, finalement, de nous livrer les accusés. Je regrette naturellement que quatre d'entre eux soient toujours en fuite. Et, notamment, les deux principaux responsables du génocide commis à Srebrenica en juillet 1995 : Radovan Karadzic et Ratko Mladic. De ce point de vue, je suis un procureur frustré.

I. L. et F. H. - Depuis son émergence dans les années 1990, la justice internationale est-elle parvenue à s'imposer comme un acteur à part entière sur la scène internationale ?

C. D. P. - Je n'emploierais pas le verbe « s'imposer ». La justice internationale a finalement réussi à exister. Elle se serait véritablement imposée si elle ne dépendait pas autant de la politique, si je pouvais conduire mes enquêtes sans entraves et obtenir facilement des États qu'ils coopèrent pour que justice soit faite, comme dans un système national. Or ce n'est pas le cas. La justice internationale dépend encore entièrement de la bonne volonté des gouvernants. C'est là que réside sa faiblesse.
Avant le 11 septembre 2001, le TPI était au centre de l'attention. Mais après les attentats contre le World Trade Center, les priorités ont changé : la lutte contre le terrorisme et la guerre en Irak ont pris le pas sur tout le reste. Aujourd'hui, nous sommes relégués à l'arrière-plan. Plus personne ne veut entendre parler de Radovan Karadzic et de Ratko Mladic. Les responsables politiques sont ravis lorsque je pars en vacances, car ils ont ainsi l'assurance de ne pas avoir de mes nouvelles pendant quelque temps ! Ce qu'ils veulent d'abord, c'est régler la question du statut du Kosovo. Les fugitifs ne font plus partie de leur agenda. Angela Merkel refuse de me recevoir. Même réaction du côté de la présidence portugaise de l'Union européenne. Ce n'est pas le moment, disent-ils. Nous ne sommes plus sur le devant de la scène et nous ne faisons plus la une des journaux. J'ai même parfois l'impression qu'on dérange. Il n'y a guère qu'à Belgrade que l'on me reçoit encore, mais c'est bien parce qu'ils y sont obligés ! Vous ne serez donc pas surprises si je vous dis que je suis heureuse de partir en décembre. D'ici là, je continuerai ma mission et j'espère bien obtenir ces dernières arrestations.

I. L. et F. H. - Les responsables politiques vous ont souvent dit que ce n'était pas le moment d'arrêter Karadzic et Mladic. Mais quel serait le bon moment ?

C. D. P. - Je ne sais pas. Le bon moment, pour eux, est toujours un moment politique. Les impératifs de la justice ne les concernent guère. Moi, en tant que procureur, je ne me soucie pas de savoir si c'est le bon moment ou non. L'important pour un tribunal international comme le nôtre, c'est de poursuivre son travail sans se laisser influencer, de remplir le mandat qui lui a été confié par le Conseil de sécurité des Nations unies sans se soumettre aux pressions politiques. En 2000, tout était plus simple parce que le contexte nous était favorable. La communauté internationale considérait qu'il était important de rendre la justice dans les Balkans. Depuis, les choses ont changé. Et nous sommes devenus un problème plutôt qu'une solution.

I. L. et F. H. - Les avancées de la justice internationale sont-elles irréversibles ?

C. D. P. - Elles le sont, j'en suis absolument convaincue. N'oublions pas que la justice internationale bénéficie du soutien de la société civile et que les victimes comptent sur cette justice. Cette société civile ne permettra pas que l'on revienne en arrière, quoi qu'en pensent les décideurs politiques.

I. L. et F. H. - Il est vrai que Slobodan Milosevic fut le premier chef d'État jamais inculpé par la justice internationale - et cela grâce à vous. Mais les lois d'amnistie ne sont pas pour autant bannies. L'Afghanistan en a adopté une, début 2007, suivi quelques semaines plus tard par la Côte d'Ivoire... Pensez-vous vraiment, comme vous l'avez affirmé à maintes reprises, que les chefs de guerre ne peuvent plus dormir tranquilles ?

C. D. P. - Je vous l'ai dit : c'est la politique qui permet, ou non, l'exercice de la justice au niveau international. Par conséquent, nous continuerons à observer des cas où l'impunité sera permise. La partie n'est pas encore gagnée, mais je crois que nous avançons dans la bonne direction et c'est l'essentiel.

I. L. et F. H. - Vous dites qu'il n'y a pas de paix sans justice. Des diplomates font pourtant valoir que l'exercice de la justice peut retarder, voire empêcher le retour à la paix. En Ouganda, par …