Entretien avec Dalai lama, Chef temporel et spirituel des Tibétains, prix Nobel de la paix 1989 par Claude Levenson
Claude B. Levenson - Peu de personnalités disposent d'une stature internationale comparable à la vôtre. Pourtant, où que vous alliez, les autorités chinoises manifestent leur mécontentement - on l'a vu, par exemple, à l'occasion de votre entretien avec Angela Merkel à Berlin et, plus récemment, lors de votre rencontre avec George W. Bush à Washington. Qu'en pensez-vous ?
Sa Sainteté le Dalaï-Lama - Les réactions des autorités chinoises sont toujours les mêmes. C'est une habitude, mais ces protestations ne sont généralement suivies d'aucun effet. Qu'en dire ? Je regrette simplement que ces visites causent des tracas ou de l'embarras à ceux qui m'invitent. Vous savez, j'ai observé un phénomène intéressant avec les politiciens : à quelques rares exceptions, tant qu'ils ne sont pas ministres ou présidents, ils me rencontrent. Après, ils m'évitent afin de ne pas froisser Pékin : les relations économiques avec la Chine prennent le dessus... Mais tout cela n'est pas mon affaire. Les responsables chinois prétendent que le Tibet leur appartient et que le simple fait d'en parler, ou de m'accueillir, constitue une ingérence dans les affaires intérieures chinoises. En réalité, ce sont eux, les maîtres de la Chine, qui dictent leur conduite aux autres. Vous ne trouvez pas cette attitude un peu curieuse ? C'est ce que le porte-parole du gouvernement allemand a répondu, avec raison, lors de mes visites en Allemagne. À croire que le gouvernement chinois dispose de droits particuliers dans certains pays et qu'on lui accorde un traitement de faveur, y compris lorsqu'il se mêle de ce qui ne le regarde pas !
C. B. L. - Que savez-vous de la situation actuelle au Tibet ? Comment interprétez-vous ce qui s'est passé à Lithang (5) ?
D.-L. - La situation est difficile à évaluer. D'après ce que je sais - et c'est ce que me confirment les nouveaux arrivants (6) - dans les villes les Chinois sont de plus en plus nombreux : sous couvert de modernité, Lhassa est devenue une ville chinoise. Désormais majoritaires, ils imposent leur façon de vivre, leurs goûts, leur musique, leurs habitudes, au détriment des traditions tibétaines. Et les Tibétains ne peuvent rien dire ; s'ils élèvent la voix, ils sont aussitôt maltraités et accusés, sous le moindre prétexte, de « séparatisme ». Que les autorités chinoises l'admettent ou non, c'est bien une sorte de génocide culturel qui est en marche, même si en Chine continentale le Tibet est aujourd'hui très « tendance ». Regardez les jeunes réfugiés qui arrivent en Inde : ils parlent mal leur propre langue et s'expriment en chinois, qu'ils connaissent tout aussi mal. Les anciens exilés, eux, ont été élevés et éduqués dans un milieu tibétain qui leur a permis de se forger une identité, bien que des deux côtés de l'Himalaya l'identification spirituelle demeure forte.
En ce qui concerne les événements de Lithang, que dire sinon que c'est une preuve supplémentaire de ce que ressentent les Tibétains et de la manière dont ils sont traités par les autorités chinoises ? Ces gens ont simplement demandé, sans violence ni vociférations, que les droits reconnus à chaque citoyen par la Constitution chinoise - liberté d'expression, de rassemblement et de croyance - leur soient reconnus. Après l'arrestation de l'intervenant - un chef khampa qui a l'estime des siens -, ils sont allés au poste de police réclamer, toujours sans violence, sa mise en liberté immédiate. Au bout de plusieurs jours de présence silencieuse devant les locaux, ils se sont dispersés sous la menace d'une intervention armée. Depuis, ils sont toujours sans nouvelles de l'homme qui a osé se faire leur porte-parole et qui se trouve incarcéré sans jugement sous les accusations les plus graves. Dans les jours qui ont suivi, en guise de punition collective, les fonctionnaires tibétains employés par les institutions officielles locales ont été remplacés par des cadres chinois réquisitionnés d'urgence dans les provinces avoisinantes. Dans ces conditions, comment s'étonner de la colère qui gronde chez les Tibétains ?
C. B. L. - Où en sont les contacts entre vos émissaires et les représentants des autorités chinoises ?
D.-L. - Ces contacts (7) se poursuivent selon les règles établies à l'avance. Pour le moment, il n'y a pas de vrais progrès ; et même si ces entretiens sont francs, les positions ne se rapprochent guère. Nos efforts en vue d'obtenir un statut d'autonomie pour le Tibet se heurtent à un mur à cause de l'intransigeance de quelques hauts dirigeants. Les interlocuteurs chinois sont persuadés - à tort - que mon but est l'indépendance. Or, je le répète : je demande juste une réelle autonomie, comme le prévoit la Constitution chinoise. Si le gouvernement chinois nous accorde une autonomie authentique qui garantisse la sauvegarde de notre culture, de notre langue, de la spiritualité et de l'environnement du Tibet, nous pouvons rester dans le cadre des frontières actuelles. Il est évidemment plus facile d'obtenir l'autonomie dans un pays démocratique (8) où les gens sont libres d'exprimer leurs opinions, de formuler des demandes claires et précises,sans craindre d'être bousculés ou arrêtés et d'en subir les conséquences...
C. B. L. - Il y a cependant des Tibétains de plus en plus nombreux qui s'inquiètent de ne rien voir bouger...
D.-L. - Certains, notamment parmi les jeunes, critiquent la lenteur de cette approche, et je comprends leur frustration. Je ne peux pas exiger qu'ils m'approuvent aveuglément, car chaque peuple a droit à l'autodétermination et je ne peux pas leur demander d'y renoncer. Par ce que j'appelle la « voiemédiane » (9), j'essaie de forger une solution à l'amiable, permettant à chacun de s'y retrouver. Maintenant que les Tibétains de l'exil élisent leurs autorités civiles, c'est à eux de déterminer leurs choix politiques et de se faire entendre. Je ne suis plus qu'un conseiller...
Pour les Tibétains de l'intérieur, c'est autre chose : la situation est nettement plus délicate. D'après ce que me disent les nouveaux venus, il y a de plus en plus de Chinois en quête d'argent facile qui viennent s'installer au Tibet aux dépens de la …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :