Entretien avec Brian Latell par Axel Gyldén, Grand reporter au service Monde à L'Express.
Axel Gyldén - Depuis la passation « provisoire » du pouvoir de Fidel Castro à son frère Raul, le 31 juillet 2006, il ne semble guère s'être produit de grands changements au sommet de l'État cubain. Comment analysez-vous la situation ?
Brian Latell - Raul Castro est aux commandes, mais Fidel n'a pas totalement disparu du paysage, loin de là. Son état de santé connaît des hauts et, surtout, des bas. Ce qui lui a permis, malgré tout, de conserver une certaine visibilité. Il est apparu sur des photos ou dans des séquences filmées. Mais le plus important, ce sont ses « Réflexions », qu'il a publiées régulièrement dans Granma, l'organe officiel. Il s'agit de dizaines d'articles dans lesquels le « lider maximo » met en garde Raul et ses collaborateurs contre toute velléité de changement. Il trace des lignes jaunes, indique les limites à ne pas franchir : Fidel freine les initiatives potentielles de Raul qui voudrait promouvoir des réformes dans le domaine économique. L'une des ces « Réflexions » avait pour titre « El Manifesto ». Cet article contenait une phrase qui, pour les connaisseurs de Fidel, constituait un avertissement clair et net de sa part. En substance, il disait : « Je ne veux pas de réformes économiques à Cuba car ce n'est pas nécessaire ; il suffit de perfectionner le système communiste existant, et tout ira très bien. »
A. G. - N'est-ce pas, également, l'avis de Raul Castro et de son entourage ?
B. L. - Absolument pas. Raul a été très clair lors de son discours du 26 juillet dernier, date anniversaire du mouvement révolutionnaire cubain. C'est toujours un 26 juillet que Fidel prononçait ses discours de politique générale. Ce que Raul avait à dire en ce jour symbolique méritait donc la plus grande attention. Il a parlé pendant une heure, et chaque phrase avait été soigneusement préparée. Or il s'est prononcé en faveur de réformes conceptuelles et structurelles de l'économie. « Conceptuelles » et « structurelles » : ce sont ses mots. Selon lui, il est nécessaire de revitaliser rapidement l'économie, de la rendre plus performante, plus forte, plus diversifiée, afin d'améliorer la croissance. Plus précisément, il a évoqué le secteur agricole et le besoin d'accroître sa productivité. Entre les lignes, à plusieurs moments du discours, il a suggéré que la meilleure façon, voire la seule, d'atteindre cet objectif, c'était d'avoir recours, de manière prudente, au marché et à l'incitation que constitue, pour un agriculteur, la perspective d'un profit personnel. Autrement dit : aux mécanismes de l'économie privée. Son idée consiste à mettre en oeuvre progressivement une version tropicale du modèle chinois, qui combine ouverture économique et verrouillage politique. Le secteur du tourisme fonctionne déjà sur ce mode : ses cadres, pour la plupart des généraux, ont été formés aux techniques du management capitaliste en Europe ou au Canada.
A. G. - L'élite dirigeante est-elle encline à suivre de telles directives ? Quel impact attribuez-vous aux prises de parole de Raul Castro ?
B. L. - Il faut bien comprendre que, lorsque Raul s'exprime, il le fait après avoir longuement consulté la plupart des plus hauts dirigeants civils et militaires de la nomenklatura afin de s'assurer un large consensus. Ce qu'a dit Raul le 26 juillet 2007 reflète donc la vision dominante au plus haut niveau de l'élite de l'île.
A. G. - Consulter, écouter l'avis des autres : c'est une méthode que n'a jamais employée Fidel Castro...
B. L. - C'est certain : l'avènement de Raul marque un changement de style profond. À la différence de Fidel, qui est un impulsif, Raul discute, écoute, soupèse les opinions de son entourage. Il entretient des rapports de confiance mutuelle avec ses collaborateurs. Du coup, ces derniers osent lui donner leur avis. Fidel, au contraire, recherche des boucs émissaires. Avec lui, c'est toujours la faute d'untel ou d'untel quand quelque chose ne tourne pas rond. Et pourtant, il a toujours pris ses décisions seul. Fidel est narcissique ; c'est un égotiste qui éprouve un besoin obsessionnel de domination. Il adore se tenir sur le devant de la scène. Il aime sentir les projecteurs braqués sur lui. Raul, lui, privilégie une autre approche. Déléguer des parcelles de pouvoir ne le dérange pas. Son style de management est collégial. Il ne craint pas d'être contredit, ce qui est une chose impensable pour Fidel.
A. G. - Fidel Castro n'a-t-il jamais eu de véritables conseillers ?
B. L. - Disons que sa manière de prendre conseil est très... particulière ! Car, en face de ce géant, qui était le fondateur et l'unique moteur de la révolution cubaine, les gens étaient facilement intimidés. Pour une raison simple : Fidel inspire la peur. Ses collaborateurs hésitaient à donner leur avis. D'autant que, dans la plupart des cas, Fidel connaissait mieux le sujet que ceux qui étaient censés en être les spécialistes. Il possède une mémoire photographique phénoménale. Il mémorise tout ce qu'il lit. Du coup, quand un conseiller venait lui parler, par exemple, d'un problème concernant l'industrie laitière, Fidel, qui avait lu l'intégralité des rapports publiés sur la question, savait déjà tout.
A. G. - Malgré ces différences de caractère, vous soulignez dans votre livre, Raul Castro : l'après-Fidel, à quel point les deux frères sont complémentaires...
B. L. - En effet. Les forces de l'un sont les faiblesses de l'autre. Fidel possède le charisme, le talent oratoire, la vision stratégique et la capacité de gérer n'importe quelle crise avec trois coups d'avance sur son adversaire. Mais il est totalement désorganisé. Or Raul est précisément un organisateur hors pair. C'est à lui que Fidel doit toute l'architecture du système cubain. Ministre des Forces armées (MINFAR) depuis octobre 1959 - un record mondial de longévité à ce poste -, Raul est celui qui a su transformer un mouvement de guérilla en une armée de professionnels capables de se projeter au-delà des océans et de vaincre sur le terrain, comme ce fut le cas en Angola et en Éthiopie. À l'exception d'Israël, …
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