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DIPLOMATIE ESPAGNOLE: LA "VOIE ROYALE"

Entretien avec Miguel Angel Moratinos, Ministre espagnol des Affaires étrangères depuis 2004. par Jean-Jacques Lafaye, Collaborateur de la revue Politique Internationale depuis 1983

n° 118 - Hiver 2008

Miguel Angel Moratinos

Jean-Jacques Lafaye - De 1996 à 2003, vous avez été le représentant de l'Union européenne au Proche-Orient. En 2004, vous êtes rentré à Madrid pour participer au gouvernement de José Luis Rodriguez Zapatero. Qu'est-ce qui vous a décidé à franchir le pas ?

Miguel Angel Moratinos - En 2003, après sept années passées au service diplomatique de l'UE, j'ai retrouvé mon pays économiquement fort mais politiquement, socialement et culturellement crispé. L'Espagne m'est apparue déconnectée des grands enjeux du XXIe siècle. Dans ce contexte léthargique, j'ai été séduit par le projet de José Luis Rodriguez Zapatero, qui souhaitait rendre l'Espagne plus généreuse et plus moderne.

J.-J. L. - La gauche est au pouvoir en Espagne, la droite en France... et pourtant, on constate un certain réchauffement des relations franco-espagnoles. Comment l'expliquer ?

M. A. M. - Nos rapports sont au beau fixe, je vous le confirme. Entre le président Sarkozy et le président du conseil Zapatero, il y a une relation personnelle et politique extraordinaire. Pour l'anecdote, ils ont déclaré qu'il ne leur restait plus qu'à organiser un conseil des ministres conjoint !
Plus sérieusement, j'ai vécu des moments très forts lors de la dernière visite d'État du roi et de la reine d'Espagne à Paris, l'an dernier. Cette visite, qui fut un immense succès, nous a permis de vérifier que tous les secteurs de la société française - hommes politiques, entrepreneurs, personnalités du monde de la culture, etc. - adhéraient profondément à ce lien privilégié. Le Roi est rentré de Paris plus déterminé que jamais à renforcer cette proximité avec la France - une proximité qui s'est amplifiée avec la première visite du président Sarkozy, au printemps dernier : ils ont dîné ensemble et parlé au téléphone à plusieurs reprises.
Je connais bien l'histoire des rapports franco-espagnols : j'ai étudié au lycée français, ma femme est française et je suis considéré comme un « afrancesado » dans la classe politique - ce qui pour moi est une fierté et un honneur. Eh bien, je peux vous dire que si l'opinion publique espagnole a connu par le passé une sorte de complexe à l'égard d'une France prétendument « arrogante », ce complexe s'est à présent complètement dissipé au profit d'une admiration et d'un respect mutuels.

J.-J. L. - Vous venez de mentionner le roi Juan Carlos. Quel rôle joue-t-il dans la vie politique espagnole et, en particulier, dans la diplomatie ?

M. A. M. - Il a joué un rôle déterminant dans l'ouverture de l'Espagne au monde et dans la consolidation du prestige de notre démocratie. Au lendemain de la fin de la dictature, il a été notre ambassadeur sur toute la planète et a rempli ses fonctions avec une ardeur, un savoir-faire et une intelligence uniques. Je voue une immense admiration à Sa Majesté, dont j'ai fait la connaissance bien avant de devenir ministre. Le roi entretient de très bons rapports avec de nombreuses personnalités, non seulement en Europe mais aussi en Afrique du Nord et dans les pays du Golfe. Nos rapports avec l'Arabie saoudite, le Maroc ou l'Algérie lui doivent beaucoup ! Par exemple, le roi mène en ce moment une action de « bons offices » dans une crise qui oppose l'Uruguay à l'Argentine. Eh bien, pour trouver une situation comparable, il faut remonter à l'époque du roi Alphonse XIII : ce dernier avait rendu un arbitrage dans un différend frontalier entre le Pérou et l'Équateur en 1904 ; et, en 1905, il avait aidé à établir définitivement les frontières terrestres entre le Nicaragua et le Honduras. En outre, le roi met un point d'honneur à participer aux sommets annuels du monde ibéro-américain (notre francophonie à nous) : il est le seul leader à avoir été présent à tous les sommets, depuis le premier sommet fondateur, tenu en 1991 à Guadalajara, au Mexique.
Par-dessus le marché, il a de très bons rapports avec les dirigeants des États-Unis tout comme avec le président Poutine... En un mot, c'est un acteur mondial dont le statut, le talent et l'énergie sont d'une grande importance pour la politique étrangère de l'Espagne.

J.-J. L. - Au-delà des questions politiques, on se souvient du discours « civilisationnel » qu'il a prononcé à la synagogue de Madrid en 1992, pour le cinq centième anniversaire de l'expulsion des Juifs du royaume...

M. A. M. - Absolument. Et un peu plus tard, il y a eu la visite d'Itzhak Rabin à Tolède. Je l'avais accompagné. Ce fut un moment intense. J'ai vu le visage de Rabin - un homme très profond et très réservé - lorsque nous avons visité la synagogue del Transito. Il était complètement bouleversé devant ce symbole de la force de la relation entre le judaïsme et l'Espagne aux temps anciens d'avant l'Expulsion, dans cette Tolède si magique qu'elle rappelle Jérusalem : le silence de Tolède et le silence de Jérusalem se font écho, comme j'ai pu le ressentir moi-même dans les deux lieux.
Je veux également souligner que le roi a joué un rôle majeur dans le processus de paix israélo-palestinien. J'ai participé à la première - et dernière à ce jour - visite d'État du roi en Israël, en 1993. On peut dire qu'il a, à cette occasion, conquis les Israéliens et leurs autorités. Depuis, nous avons institué une Journée de la mémoire de l'Holocauste. Je sais bien que, dans les milieux diplomatiques, mon nom est souvent associé à celui de Yasser Arafat (que j'ai rencontré à de multiples reprises) et que, globalement, j'ai la réputation d'être « pro-arabe » ; mais de nombreuses personnes ne veulent pas savoir tout ce que j'ai pu faire pour Israël. J'ai toujours admiré le courage et la dignité de mes amis israéliens. C'est pourquoi, une fois nommé ministre, j'ai voulu rattraper le temps perdu. Il a fallu réaliser beaucoup de choses qui étaient déjà établies dans d'autres pays européens et qui manquaient ici.

J.-J. L. - À quoi faites-vous référence ?

M. A. M. - En dehors de cette Journée de la mémoire, nous …