Les Grands de ce monde s'expriment dans

L'URGENCE CLIMATIQUE

Entretien avec Michel Jarraud par Richard Heuzé, correspondant de Politique Internationale en Italie

n° 118 - Hiver 2008

Michel Jarraud

Richard Heuzé - Le GIEC (4), une institution créée en 1988 par l'OMM et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE), s'est récemment vu décerner le prix Nobel 2007 de la paix, conjointement avec l'Américain Al Gore. Qu'avez-vous ressenti en l'apprenant ?

Michel Jarraud - Une grande fierté. Ce prix Nobel récompense le sérieux du travail du Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat et souligne sa crédibilité, qui n'est contestée par personne. Cette structure intergouvernementale ne conduit pas de recherches elle-même. Sa mission est de faire régulièrement le point sur les travaux que des milliers de scientifiques consacrent au changement climatique. Ses rapports sont entérinés par les différents gouvernements. On aurait pu craindre que ces derniers essaient d'infléchir les conclusions du GIEC dans un sens qui leur serait plus favorable. Jusqu'à présent, en tout cas, ils ne l'ont jamais fait.

R. H. - Généralement, le prix Nobel de la paix récompense des personnalités impliquées dans la défense des droits de l'homme ou dans la pacification de conflits armés. En quoi l'action du GIEC est-elle liée à ce type de préoccupations ?

M. J. - Attribuer le Nobel de la paix au GIEC et à Al Gore revient à reconnaître, pour la première fois, que le changement climatique a un impact direct sur la sécurité collective et, donc, sur la paix. J'en veux pour preuve le nombre déjà important de réfugiés climatiques et de drames humains (comme ceux provoqués par les tensions autour du partage des points d'eau) qui risquent fort de provoquer la déstabilisation de plusieurs régions du monde. On le voit, par exemple, en Afrique où les conséquences des sécheresses et la raréfaction des ressources en eau entraînent déplacements de populations et conflits armés. De même, l'accès à l'énergie est une source potentielle de tensions. De ce point de vue, ceux qui cherchent à restreindre autant que possible le changement climatique contribuent de manière fondamentale à la paix mondiale.

R. H. - L'OMM annonce depuis longtemps le réchauffement de la planète. Pourtant, le protocole de Kyoto (5) s'achèvera en 2012 sur de bien maigres résultats. Comment pourrait-il en être autrement, du reste ? Les deux plus grands pollueurs mondiaux ne sont pas concernés : les États-Unis ne l'ont pas ratifié et la Chine n'a pas été astreinte à limiter ses rejets de gaz carbonique dans l'atmosphère. N'avez-vous pas l'impression de prêcher dans le désert ?

M. J. - C'est vrai. Nous avons lancé la première alerte sur l'augmentation des gaz à effet de serre il y a plus de trente ans, en 1976 (6). Il a fallu pas mal de temps pour en mesurer réellement le danger. Au début, malgré tous nos avertissements, les scientifiques se demandaient - assez légitimement, d'ailleurs - si le phénomène était vraiment dramatique et si les océans n'allaient pas tempérer ce réchauffement. D'autant que les signes du réchauffement pouvaient alors être attribués à la variabilité naturelle du climat. Il a fallu des années d'observations méticuleuses pour parvenir à distinguer ces deux aspects.

R. H. - L'idée qu'un changement climatique radical menaçait la planète s'est-elle imposée d'emblée ?

M. J. - Non. La prise de conscience a été très graduelle. Le GIEC a commencé par évoquer un faisceau convergent d'indices. Son quatrième rapport, paru en novembre 2007, parle d'une influence « sans équivoque » des activités humaines sur le réchauffement. Sans doute aurions-nous préféré que des conclusions nettes s'imposent plus vite. Mais cette relative lenteur est propre à la discussion scientifique. On formule des hypothèses. On en discute. On cherche à les vérifier. Le consensus ne s'est affermi que progressivement.

R. H. - Certains scientifiques reprochent à ce rapport d'être trop prudent et de ne pas aller assez loin dans ses conclusions. Ont-ils raison ?

M. J. - Au moins ne sommes-nous plus accusés de catastrophisme ! C'est ce que certains nous reprochaient il y a quelques années. Cette bataille-là est terminée. Aujourd'hui, seule une minorité microscopique prétend encore que nous serions en train de surévaluer la menace. Le réchauffement climatique est désormais un danger largement reconnu.

R. H. - Y a-t-il un phénomène climatique qui illustre d'une manière particulièrement évidente la dégradation du climat ?

M. J. - Prenez la banquise arctique. Il y a trente ans, elle s'étendait sur environ sept millions de km2. En 2005, on a constaté qu'elle avait perdu deux millions de km2 : sa superficie était tombée à près de cinq millions de km2. Cette année, nouveau record : depuis 2005, elle a encore perdu un million de km2 et ne mesure plus que 4 à 4,1 millions de km2 ! Au cours de ces mêmes trente dernières années, elle a également perdu 30 à 40 % de son épaisseur tandis que la température au pôle Nord s'est élevée de 5 à 8 degrés. Et d'autres indices nous donnent à penser que la calotte glaciaire du Groenland fond plus vite que ce que les scientifiques avaient prévu...

R. H. - Que fait l'OMM pour endiguer ce désastre ?

M. J. - En 2007, nous avons lancé une vaste expérience scientifique qui durera deux ans. Elle est conduite de pair avec le Conseil international des unions scientifiques, qui coordonne l'action des académies scientifiques et des gouvernements des pays riverains. Cette mission doit apporter de précieux renseignements sur la fonte de la calotte polaire et, en particulier, sur ses interactions avec le réchauffement climatique et avec le Gulf Stream. Bien entendu, si au vu des données que nous allons collecter, la situation nous apparaît alarmante, nous n'attendrons pas six ans avant de publier un nouveau rapport. La communauté internationale en serait immédiatement informée.

R. H. - Quel jugement portez-vous sur la récente conférence de Bali ?

M. J. - Cette conférence a représenté une percée fondamentale dans la lutte contre le réchauffement climatique. Un accord historique a été atteint à l'issue de discussions intenses - si intenses qu'elles ont duré au-delà de la date prévue pour la fin de la conférence. Nous avons débouché sur un processus de deux ans …