Les Grands de ce monde s'expriment dans

POUR UN LIBERALISME DECOMPLEXE

Entretien avec José Maria Aznar, Ancien premier ministre espagnol par Alexandre Del Valle, essayiste et éditorialiste

n° 118 - Hiver 2008

José Maria Aznar

Alexandre Del Valle - Alors que l'Espagne s'apprête à connaître des élections parlementaires déterminantes, vous tirez le signal d'alarme. Selon vous, le pays se trouve sur une pente dangereuse : l'idée même de liberté est remise en question. Cette préoccupation guide votre dernier ouvrage, qui se présente sous la forme d'un recueil de lettres écrites à un jeune Espagnol auquel vous expliquez votre vision politique. En quoi la liberté est-elle en danger en Espagne ?

José Maria Aznar - Dans cet ouvrage, je tente d'expliquer ce qu'est la liberté car, trop souvent, la jeunesse en a une acception erronée. Les jeunes Espagnols qui se réclament de l'antilibéralisme se trompent sur la définition du concept de liberté. Ils veulent multiplier les lois pour protéger ce qu'ils croient être la liberté. Or, sous prétexte de garantir notre bonheur, le droit finit par pénétrer toutes les sphères de la vie privée, nous enfermant en réalité dans une société moralisante et intolérante. L'antilibéralisme en Espagne est souvent le résultat du politiquement correct et de l'interventionnisme - pour ne pas dire du totalitarisme intellectuel - de la gauche au pouvoir. Il est regrettable de constater que cette politique qui déforme le droit et les valeurs de la société occidentale semble trouver plus d'écho chez les jeunes que la tradition libérale.

A. D. V. - Comment expliquez-vous qu'il existe en Espagne un tel sentiment antilibéral chez les jeunes ?

J. M. A. - C'est un grand paradoxe. Depuis le XIXe siècle, l'Espagne abrite une forte tradition libérale. D'ailleurs, le terme « libéral » lui-même est d'origine espagnole (il fut employé pour la première fois par l'assemblée constituante de Cadix au début du XIXe siècle). Hélas, aujourd'hui, les hommes politiques qui se réclament du libéralisme au sens européen du terme sont rares. Ce paradoxe n'est pas nouveau : déjà du temps de l'URSS, la majorité des intellectuels européens soutenaient le communisme. Seule une poignée d'irréductibles s'était élevée contre cette vision, en particulier les Français Jean-François Revel et Raymond Aron.
Je crois aussi que le rôle de l'éducation ne doit pas être sous-estimé dans la tendance des jeunes à se réclamer de l'anti-libéralisme. Les idées soixante-huitardes du gouvernement de Zapatero ont détruit les notions d'autorité et de responsabilité à l'école.

A. D. V. - Vous faites sans doute référence à une matière que le gouvernement de Zapatero a imposée à l'école primaire et secondaire : l'« aprentissage de la citoyenneté » (1)...

J. M. A. - En effet. Cette matière est un véritable « catéchisme du bon socialiste » ! Endoctrinée par un gouvernement de soixante-huitards, la jeunesse tend à se complaire dans une espèce de relativisme moral selon lequel « tout se vaut ». D'où mon livre, qui constitue un rappel à l'ordre : je ne voudrais pas que notre système de valeurs, fruit d'une histoire millénaire, soit mis à mal. La jeunesse doit réagir pour que perdure la liberté, pierre angulaire de toute société occidentale.

A. D. V. - Vous parlez sans cesse de « système de valeurs » et d'« Occident » ; mais, dans votre livre, vous ne faites presque jamais référence à l'Europe. Seriez-vous eurosceptique ?

J. M. A. - Le but de cet ouvrage est de dénoncer les ravages du relativisme en Europe. Les lettres que j'adresse à ce jeune Espagnol pourraient très bien être destinées à un jeune Français, à un jeune Anglais ou à un jeune Italien. Lorsque je parle de l'inquiétant effacement de la liberté et de la responsabilité dans nos sociétés modernes, j'évoque bien un problème typiquement européen !
Je ne suis en aucun cas eurosceptique. Je crois, au contraire, que l'Union européenne a effectué de grandes avancées ces derniers temps. J'ai moi-même largement participé à sa construction.
L'UE doit maintenant s'affirmer comme une « grande Europe atlantique ». Pour y parvenir, il faut améliorer significativement notre relation stratégique avec les États-Unis. À l'époque où je dirigeais le gouvernement, j'avais proposé une politique de réforme de l'Otan. L'idée était de centrer l'Alliance sur les sociétés occidentales, non pas en tant qu'ensemble géographique mais plutôt en tant que communauté de valeurs. Je souhaitais alors créer avec les États-Unis un espace de libre-échange qui aurait été ouvert au reste du monde. J'avais aussi un projet de réforme visant à incorporer l'Amérique latine au monde atlantique. Cette alliance atlantique aurait évidemment eu pour objectif de fortifier et de protéger nos sociétés modernes et libres. Mais, pour pouvoir mener à bien toutes ces politiques ambitieuses, il faudrait que l'Europe ait davantage confiance en elle.

A. D. V. - Justement, selon vous, que doivent faire les dirigeants européens pour redonner confiance à l'Europe ?

J. M. A. - Beaucoup de choses : redresser son économie, son système de valeurs, son système éducatif, ses institutions...

A. D. V. - Vous-même avez, lors de vos huit années au pouvoir, redressé l'économie espagnole et modernisé le pays. Quel est l'aspect de votre mandat dont vous êtes le plus fier ?

J. M. A. - On ne fait jamais tout ce que l'on veut ! Mais, globalement, la majorité des Espagnols estime que, aujourd'hui, grâce à notre action, l'Espagne va mieux. Du point de vue tant économique que social, le pays ne s'est jamais porté aussi bien qu'en 2004, quand nous avons quitté le pouvoir. Tout le monde reconnaît que notre action a légué au gouvernement actuel un héritage exceptionnel. Nous avons atteint l'essentiel de nos objectifs, y compris ceux que nos adversaires qualifiaient d'irréalistes. Les sceptiques affirmaient que l'Espagne ne pouvait pas entrer dans l'euro ; eh bien, elle y est parvenue grâce à notre politique de stabilisation.
L'Espagne a rempli les conditions des critères de convergence en un an et demi. Et la politique de libéralisation que nous avons conduite a abouti à une amélioration sensible du niveau de vie des habitants. Cette politique a permis de créer des emplois et stimulé le développement de nouvelles technologies. Grâce à nos réformes, de très nombreuses entreprises espagnoles ont investi à l'étranger. Lors de mes deux mandats, …