Entretien avec Dahir Rayaale Kahin, Président de la République du Somaliland depuis 2002, par intérim d'abord, puis élu en 2003. par Aymeric Chauprade
Aymeric Chauprade - Monsieur le Président, pour la plupart des Occidentaux, la carte des États du monde est malade de ses séparatismes. En quoi le pays que vous dirigez est-il autre chose que le résultat d'un séparatisme et sur quoi fondez-vous sa légitimité ?
Dahir Rayaale Kahin - Le Somaliland n'a pas fait « sécession ». Le Somaliland, qui correspond exactement au Protectorat britannique établi entre 1844 et 1960, n'a fait que restaurer, en 1991, une indépendance qu'il avait acquise formellement le 26 juin 1960.
A. C. - Une indépendance qui n'a duré que cinq jours, entre le 26 juin et le 1er juillet 1960...
D. R. K. - Ce que j'ai voulu dire, c'est que la question des frontières ne se pose pas, puisque les contours du Somaliland ont été hérités de la colonisation - ce qui est le cas de la quasi-totalité des États africains. Quant à notre souveraineté, elle repose sur deux éléments. D'abord, notre indépendance, décrétée le 26 juin 1960, a été immédiatement reconnue par de nombreux membres des Nations unies (2), y compris les membres du Conseil de sécurité. Ensuite, la fusion avec la Somalie - c'est-à-dire l'ancienne Somalie italienne - n'était qu'un simple rapprochement entre deux États dont aucun n'a jamais abandonné sa souveraineté. Il s'agissait d'une union de facto et non de jure. Mieux : sait-on, en Occident, que personne n'a jamais signé d'acte d'union ? Des textes ont été élaborés de part et d'autre, mais aucun document commun n'a vu le jour ! Le 27 juin, le lendemain de l'indépendance, le Parlement de Hargeisa a bien adopté une loi d'union du Somaliland et de la Somalie, mais celle-ci n'avait aucune valeur juridique en Somalie. Trois jours après, l'Assemblée législative de Mogadiscio a fait de même en votant un Acte d'union, d'ailleurs sensiblement différent dans son contenu, qui ne fut jamais signé par le Somaliland.
Ce que personne ne dit, c'est qu'entre les ex-Somalies italienne et britannique il n'y a rien eu de plus qu'entre la Syrie et l'Égypte qui ont un temps rêvé d'une République arabe unie, ou entre le Sénégal et la Gambie qui ont formé un moment la Sénégambie, ou encore entre le Mali et le Sénégal, réunis au sein d'une éphémère fédération en 1960. Sans même parler de la Yougoslavie et de l'URSS. On sait ce qu'il est advenu de toutes ces unions. Elles se sont effondrées parce qu'elles étaient artificielles et qu'elles consacraient la domination d'un peuple sur les autres. La plupart ont disparu à la fin de la guerre froide. C'est le cas de la nôtre, qui est morte en même temps que le soutien soviétique à la dictature marxiste de Siad Barré.
Pour résumer, en 1991 nous n'avons fait que sortir d'une union sans véritable contenu juridique et restaurer notre pleine indépendance. C'est pourquoi je récuse le terme de « séparatisme » s'agissant du Somaliland.
A. C. - Tout ce que vous dites est exact. Mais est-ce suffisant pour légitimer votre indépendance ?
D. R. K. - Vous savez sans doute que, selon la convention de Montevideo de 1933, un État doit répondre à quatre critères : une population permanente ; un territoire défini ; un gouvernement ; et la capacité d'établir des relations avec les États voisins et au-delà.
Avec 3,5 millions de personnes, notre population surpasse en nombre près de la moitié des États du continent africain. Notre territoire, avec plus de 137 000 km2 est loin d'être le plus petit. Quant à nos frontières, elles ne sont pas discutables : tracées par le colonisateur, elles ont été consacrées par trois traités successifs (3)...
A. C. - Vous n'ignorez pas qu'en Afrique la question des frontières est une bombe à retardement. Les difficultés qu'éprouvent certains États à se forger une identité nationale les incitent à redessiner leurs frontières en fonction des réalités ethniques...
D. R. K. - En ce qui nous concerne, il ne s'agit pas de cela. Conformément à la Charte de l'OUA (4), nous défendons le principe de l'intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Je veux bien sûr parler des frontières du Somaliland indépendant et non de celles de la grande République de Somalie fondée en 1960 ! Nous n'avons pas l'intention d'entrer dans des querelles ethniques ou claniques (5) qui risqueraient de chambouler la carte de la corne de l'Afrique.
Notre situation n'a rien à voir avec celle du Sahara occidental par rapport au Maroc ou du Kosovo par rapport à la Serbie. Si certains pays occidentaux soutiennent l'indépendance du Kosovo, lequel appartient depuis des siècles à l'État serbe, c'est au motif qu'il s'est produit une substitution de population. Au Somaliland, la population n'a pas changé, nous n'avons pris la place de personne. Nous sommes là depuis toujours, avec nos habitants, notre identité, nos frontières et même... notre souveraineté !
A. C. - Comment expliquez-vous alors que les autorités du Somaliland, en 1960, aient voulu s'associer avec la Somalie italienne pour former la République démocratique de Somalie ? Cette décision paraît d'autant plus incompréhensible, vue de l'extérieur, que la volonté d'indépendance des Somalilandais fait aujourd'hui l'objet d'un consensus très fort, encore souligné récemment par une mission de l'Union africaine.
D. R. K. - C'est juste. Le rapport (6) auquel vous faites allusion dit même que l'indépendance est irréversible, que personne n'est favorable à un retour à l'union avec la Somalie, et que le Somaliland est engagé dans une quête de reconnaissance par l'Union africaine et la communauté internationale...
À l'époque, en 1960, tout le monde rêvait d'une Grande Somalie qui devait s'étendre de la Côte française des Somalis au « British Protectorate of Somaliland » et à la « Somalia » italienne en passant par le « Northern Frontier District » du Kenya et l'Ogaden éthiopien. Les Somalilandais, qui vivent surtout de l'élevage du bétail, espéraient récupérer les riches pâturages de la région du Haud, une bande de terre située sur l'actuel territoire de l'Éthiopie entre l'Ogaden et le Somaliland (7). Mais la Grande Somalie ne vit jamais le jour. …
Ce site est en accès libre. Pour lire la suite, il vous suffit de vous inscrire.
Celui-ci sera votre espace privilégié où vous pourrez consulter à tout moment :