Entretien avec Danilo Turk par Sylvie Matton
Sylvie Matton - M. Türk, quelle est l'origine de votre nom ?
Danilo Türk - Le nom Türk est assez courant en Slovénie ainsi que dans d'autres pays d'Europe centrale comme l'Autriche, l'Allemagne, la Hongrie ou la Croatie. Ce patronyme a souvent été donné à des personnes originaires de l'Est, donc de pays ayant été sous la domination de l'Empire ottoman. Ces gens s'habillaient différemment, et leur nom évoquait plus une idée de l'Orient qu'une réelle appartenance ethnique. Durant les nombreuses guerres qui ont mis aux prises l'Empire ottoman et l'Occident, ce surnom a également pu être donné à des soldats chrétiens de retour de captivité. Il y a sans doute d'autres explications, mais une chose est sûre : elles sont toutes liées aux relations entre l'Orient et l'Occident...
S. M. - Durant la présidence slovène de l'Union européenne, quelle image de votre pays voulez-vous donner au monde ?
D. T. - L'expérience historique de la Slovénie est bien plus ancienne et plus riche qu'on l'imagine à l'étranger. Je souhaite présenter l'image d'un pays ouvert - car nous avons toujours vécu dans un environnement multiculturel - et porteur d'une immense expérience - puisque nous avons connu de nombreux systèmes politiques, de l'empire des Habsbourg à la Slovénie démocratique actuelle en passant par le royaume de Yougoslavie et la Yougoslavie de Tito. Comme tant d'autres, nous avons également beaucoup souffert pendant la Seconde Guerre mondiale. De nombreux Slovènes ont été internés dans les camps de l'Italie fasciste et de l'Allemagne nazie. Toute cette histoire, nous l'avons en quelque sorte dans le sang, et l'une de mes tâches est de la mettre à profit aujourd'hui. Sans jamais en abuser, bien sûr, car l'utilisation excessive de l'Histoire la banalise.
S. M. - Justement, adhérez-vous au devoir de mémoire que le président Sarkozy prône à propos de la Seconde Guerre mondiale et de l'Holocauste ?
D. T. - Non. Comme je viens de vous le dire, je pense que le passé devient trivial quand on en abuse. À côté de la « banalité du Mal » décrite par Hannah Arendt, il y a aussi la banalité due à la répétition. Si l'on rebat les oreilles aux jeunes écoliers de cette tragédie de l'Holocauste, ils risquent tout simplement de ne plus entendre le message. Je m'en réfère à ma propre expérience, ainsi qu'à celle de mes amis d'université : dans notre jeunesse, on nous a tellement parlé de la lutte héroïque du peuple slovène contre l'occupant allemand que nous avons fini par devenir, si je puis dire, « imperméables » à ce sujet.
S. M. - Inconnu du grand public six mois avant l'élection présidentielle, vous avez été élu avec plus de 68 % des voix. Qu'est-ce qui explique ce véritable plébiscite ? Est-ce votre CV, tout à fait atypique pour un homme politique ?
D. T. - L'électorat slovène avait, semble-t-il, envie de nouveauté ; et, avec mon passé de diplomate et d'expert en droit international et en droits humains, j'incarnais en quelque sorte cette nouveauté. D'ailleurs, depuis que j'ai pris mes fonctions, je m'occupe surtout des affaires internationales. Jusqu'en juillet, la Slovénie préside l'Union européenne ; il était donc utile d'avoir aux affaires un président qui soit un spécialiste des relations internationales. Je crois que mes électeurs avaient conscience de cette donnée, plus encore que moi. Il est vrai que je suis un politicien atypique ; mais la fonction de président, dans notre pays, l'est également. Comme vous le savez, en Slovénie le président ne dispose que d'un faible pouvoir exécutif. Mon rôle est davantage celui d'un arbitre moral. On attend de moi que je m'exprime surtout sur des sujets politiques internationaux et sur les grandes questions d'éthique. On peut dire que c'est un job plutôt difficile, mais il représente un véritable défi.
S. M. - Avez-vous des modèles en politique ?
D. T. - Il y a trois leaders, de trois pays différents, dont j'aimerais beaucoup réussir à combiner les qualités : l'ancien président de la Slovénie, Milan Kucan - qui n'a pas hésité à s'opposer à Slobodan Milosevic pour conduire notre pays à l'indépendance ; l'ex-président tchèque Vaclav Havel, un dirigeant d'une immense stature morale - même si ses choix n'ont pas tous été des succès politiques, il a été, par son courage et son intégrité, un exemple que j'aimerais suivre. Et puis Charles de Gaulle, qui a montré combien la fermeté peut être cruciale quand l'Histoire l'exige. En toutes circonstances, il s'est montré clair et ferme. C'est une qualité rare et appréciable.
S. M. - Homme politique indépendant, vous représentez néanmoins un courant opposé à celui du gouvernement : on considère en général que vous incarnez les Démocrates sociaux (centre gauche) alors que le gouvernement est principalement formé de membres du Parti démocratique (centre droit). En attendant les élections législatives de l'automne prochain, comment cette cohabitation forcée se passe-t-elle ?
D. T. - Il est encore trop tôt pour émettre des conclusions définitives mais, pour l'instant, je travaille plutôt en harmonie avec le premier ministre, Janes Jansa. Nous avons des centres d'intérêt communs concernant la présidence de l'UE et de nombreux sujets internationaux prioritaires. Et même si nos vues diffèrent sur certains sujets, ces divergences n'ont pas entamé mes bonnes relations avec le gouvernement.
S. M. - Même quand votre ministre des Affaires étrangères, Dimitri Rupel, convie activement ses homologues de l'UE à ouvrir - sans plus de conditions - la porte de l'Union à la Serbie ?
D. T. - Sur ce dossier, j'ai clairement fait connaître mon point de vue : pas de signature de l'Accord de stabilisation et d'association (la première étape en vue de l'adhésion à l'Union européenne) avec la Serbie avant que Mladic soit dans un avion pour La Haye. On ne peut oublier le rôle de Mladic à Srebrenica - un rôle que le jugement de la Cour internationale de justice a confirmé le 26 février 2007 (1). Mais vous savez sans doute que le choix politique du gouvernement, sur ce sujet, avait été …
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