Entretien avec
Milo Djukanovic, Premier ministre du Monténégro depuis janvier 2003
par
Isabelle Lasserre, chef adjointe du service Étranger du Figaro
n° 120 - Été 2008
Isabelle Lasserre - Le Monténégro est un petit pays qui n'a que 650 000 habitants. Or, sous votre houlette, il a acquis une influence largement supérieure à celle qui, normalement, devrait être la sienne. Quelle en est la raison ? Milo Djukanovic - Le Monténégro se trouve au coeur d'une région qui a connu quinze ans de guerres ethniques et religieuses (3). Depuis le début des années 1990, mon pays a démontré sa capacité à préserver de bonnes relations entre tous ses habitants, quel que soit le peuple auquel ils appartiennent et quelle que soit la foi qu'ils professent. Pour moi, le caractère multi-ethnique ne doit pas être considéré comme un facteur d'instabilité dans les Balkans. Au contraire. L'exemple du Monténégro le prouve : la multi-ethnicité ne nous a absolument pas empêchés de préserver la stabilité du pays. C'est sans doute la raison pour laquelle on parle autant du Monténégro ! I. L. - Mais vous avez bien une recette ? Comment expliquer votre longévité politique personnelle et le destin si particulier du Monténégro dans ces Balkans turbulents ? M. D. - La réponse se trouve dans l'histoire ancienne. Lorsque le Monténégro était une principauté (4), sa priorité était déjà de maintenir de bons rapports entre les peuples qui en faisaient partie. Cette tradition nous a été d'un grand secours lors du déclenchement des guerres yougoslaves. Il est vrai, aussi, que la politique conduite par le gouvernement durant cette période difficile a été la bonne. Cette politique, inscrite dans notre tradition de tolérance, a pourtant été mise en danger au début des années 1990 : à l'époque, il était mal vu de tenir un cap multi-ethnique ! Le nationalisme avait le vent en poupe dans les Balkans et, particulièrement, en Serbie. Mais en Bosnie, aussi, les musulmans suivaient sans hésiter le nationaliste Alija Izetbegovic. Il fallait toujours choisir l'un des deux camps. Le Monténégro a refusé ce choix. Nous avons évité le piège nationaliste. C'était pour nous la seule chance de maintenir la paix. Les faits nous ont donné raison... même si, à l'époque, bon nombre de nos concitoyens nous ont accusés de ne pas être suffisamment patriotes ! L'histoire s'est reproduite en 1999, pendant la crise du Kosovo. Ce n'était pas notre guerre mais une guerre privée qui devait permettre à Milosevic de se maintenir au pouvoir. Il était donc hors de question d'y participer. Certains nous ont alors considérés comme des traîtres. Mais nous n'avons pas dévié de notre ligne. Celle-ci se résumait en deux formules : conserver le caractère multi-ethnique du Monténégro ; et obtenir l'indépendance par un processus démocratique. C'est là toute la spécificité du Monténégro dans les Balkans. I. L. - On dit que ce sont les Occidentaux qui vous ont demandé, au début de l'année, de revenir au pouvoir (5), car vous seriez le seul dirigeant capable de faire baisser la tension perceptible dans la région depuis l'indépendance du Kosovo (6)... M. D. - Mon retour aux affaires n'a rien à voir avec des causes extérieures au Monténégro. J'avais pris la décision de quitter le pouvoir, il y a un et demi, après avoir obtenu deux grands succès : le référendum sur l'indépendance (7) et, juste après, la victoire aux législatives, premières élections organisées par le Monténégro indépendant, en septembre 2006. J'avais consacré dix-sept années consécutives à la politique et je souhaitais connaître d'autres expériences, tenter ma chance dans le privé. Entre-temps, le premier ministre Zeljko Sturanovic est tombé malade, un an et demi avant la fin de son mandat. Au sein du parti, beaucoup ont estimé qu'il fallait un homme d'expérience pour le remplacer en ces temps de crise, alors que se profilait l'indépendance du Kosovo. La communauté internationale, je vous l'accorde, pensait la même chose ; mais la pression en faveur de mon retour est avant tout venue de mon pays. I. L. - Le Monténégro est indépendant depuis deux ans. Quel est son bilan ? M. D. - C'est un très bon bilan. La nouvelle Constitution a été adoptée aux deux tiers par le Parlement. Nous avons élaboré un consensus autour de l'indépendance entre les différentes minorités. Sur le plan européen, nous avons signé l'ASA (8) et nous progressons de manière régulière vers l'intégration. Nous participons au Partenariat pour la paix de l'Otan et à toutes les organisations internationales. Nous pouvons, aussi, nous targuer de nos succès économiques. Notre taux de croissance annuel est supérieur à 8 %. Nous sommes le leader dans la région en matière d'investissements étrangers par habitant. Nous avons, également, réussi à faire baisser le taux de chômage : au moment de l'indépendance, nous avions 45 000 chômeurs. Nous n'en n'avons plus que 31 000 aujourd'hui. Et j'espère qu'en 2009 ce chiffre tombera à 24 000. Nous nous situerons alors dans la moyenne européenne. J'ajoute que nous avons un excédent budgétaire. Admettez que deux ans seulement après l'indépendance, ce n'est pas si mal ! I. L. - Les investisseurs russes ont envahi le Monténégro et fait main-basse sur les grandes entreprises du pays. Pourquoi avoir toléré cette emprise ? M. D. - Je sais qu'en Europe on dit souvent que les Russes sont trop présents au Monténégro. Mais si l'on y regarde de plus près, on se rend compte que, de toutes nos entreprises importantes, seule l'usine d'aluminium est aux mains des Russes. Et je tiens à signaler à ce propos que l'appel d'offres s'est déroulé dans la plus grande transparence et que l'opération a été suivie par la Berd (9) et Paribas. En ce qui concerne l'immobilier et le tourisme, la présence russe est effectivement plus importante qu'auparavant. Mais il s'agit d'opérations individuelles... I. L. - Pourquoi n'avez-vous toujours pas reconnu l'indépendance du Kosovo ? M. D. - Depuis l'indépendance que Pristina a proclamée le 17 février, des voix divergentes se font entendre au Monténégro. Les Serbes estiment que nous devons ignorer cette proclamation pour prouver notre loyauté à Belgrade. Les Albanais pensent au contraire qu'il faut la reconnaître pour montrer que nous serons de bons …
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