Les Grands de ce monde s'expriment dans

CONTRE L'INTEGRISME DES MARCHES

Gourou de la finance et milliardaire philanthrope, George Soros est une personnalité complexe aux multiples facettes. Selon la dernière liste des grandes fortunes américaines établie par le magazine Forbes, sur laquelle il occupe le 26e rang, ce spéculateur réputé pour ses coups d'éclat sur les marchés pèserait 11 milliards de dollars ! Surnommé l'« homme qui fit sauter la Banque d'Angleterre » depuis septembre 1992, quand il gagna un milliard de dollars en une journée en pariant sur la sortie de la livre sterling du système monétaire européen, le milliardaire américain, à 78 ans, est plus actif que jamais. Il préside toujours aux destinées du Soros Fund Management et a été, il y a quelques années, l'un des pionniers des « hedge funds », ces fonds spéculatifs qui défraient aujourd'hui la chronique.Connu aussi bien pour ses prises de position iconoclastes que pour son sens des affaires, George Soros est également l'auteur de plusieurs best-sellers consacrés à l'économie et à la finance mondiales. Son dernier essai, La Vérité sur la crise financière, sorti en France en septembre, décrypte les causes de la tempête qui s'est abattue sur les marchés bancaires et financiers. George Soros ne mâche pas ses mots : selon lui, il s'agit de la pire crise économique que le monde ait connue depuis la Grande Dépression de 1929. Cette crise, explique-t-il, est due au « fondamentalisme de marché », c'est-à-dire à un excès de confiance des acteurs économiques dans les mécanismes du marché. Une vision qui peut paraître paradoxale venant de la part du père des « hedge funds » !
Le milliardaire américain est également présent sur le terrain de la politique internationale. Il se trouve, en effet, à la tête d'un réseau mondial de fondations philanthropiques très actives dans le domaine des droits de l'homme, à travers son Open Society Institute (OSI). Proche des idées de Karl Popper (1902-1994) - l'illustre philosophe des sciences auteur de La Société ouverte et ses ennemis -, il se démène aux quatre coins de la planète pour financer des ONG vouées à la défense des libertés civiles et politiques. Il consacre pas moins de 400 millions de dollars par an à ses différentes fondations dans plus de cinquante pays. Son terrain d'intervention favori se trouve en Europe de l'Est et dans les anciennes républiques soviétiques. Après avoir soutenu des dissidents comme Vaclav Havel (Tchécoslovaquie), des mouvements militants comme « Solidarité » (Pologne) ou encore les étudiants anti-Milosevic (Serbie), George Soros aurait joué un rôle clé - ce qu'il nie - dans le déclenchement des « révolutions de couleur » en Géorgie (2003) et en Ukraine (2004). Sur tous ces dossiers (crise des marchés, nouvelle guerre froide dans le Caucase, soutien aux démocraties émergentes...), George Soros livre son point de vue aux lecteurs de Politique Internationale.
J. N. Julien Nessi - La finance mondiale a traversé l'une de ses plus graves tempêtes. Avons-nous assisté à la phase aiguë d'une crise planétaire ?
George Soros - Oui. Et je m'empresse de préciser que nous ne sommes pas encore sortis de l'auberge ! Les capitaux des institutions financières sont toujours en train de s'éroder et il n'y a pas de signes de renouvellement et de reconstruction de ces capitaux. Mon analyse, c'est que la crise actuelle représente un tournant. Elle marque la fin d'une période d'expansion du crédit fondée sur le dollar comme monnaie de réserve internationale. C'est le pic d'une « super-bulle » qui remonte à l'aube des années 1980. Le système financier a été ébranlé jusque dans ses fondations.
J. N. - Faut-il s'attendre à de nouvelles faillites en cascade ?
G. S. - Ce qui est sûr, c'est que cette crise est l'une des plus graves depuis la Grande Dépression. L'éventail des possibilités est extrêmement large : il va d'un ajustement économique modéré jusqu'à des conséquences cataclysmiques qui pourraient aboutir à une récession planétaire et à une rupture des relations commerciales internationales. Cependant, je ne pense pas que le système bancaire international va s'effondrer comme il l'a fait dans les années 1930. Les autorités financières ont appris à préserver le fonctionnement du système. C'est la grande différence par rapport à la crise de 1929.
J. N. - Comment expliquer l'ampleur de cette crise ?
G. S. - Les racines du mal remontent aux années 1980, c'est-à-dire au moment du triomphe de l'idéologie intégriste des marchés. C'est à cette époque que l'idée selon laquelle les marchés s'équilibrent d'eux-mêmes est devenue la croyance dominante. Ce fondamentalisme des marchés, encouragé par les politiques de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, est à l'origine de la crise actuelle. Il y a eu un excès de confiance dans les mécanismes du marché. Or il est faux de penser que les marchés financiers tendent automatiquement vers l'équilibre. Mais les théoriciens de la concurrence pure et parfaite ont cru à cette illusion, d'où la crise actuelle. C'est cette croyance erronée dans la sagesse des marchés qui a favorisé le développement de ce que j'appelle une « super-bulle ». La « super-bulle » est la combinaison de trois grandes tendances : l'expansion illimitée du crédit ; le rythme accéléré de l'innovation en matière financière ; et la mondialisation des marchés. Ce à quoi nous avons assisté en septembre, c'est tout simplement l'explosion de cette super-bulle.
J. N. - À quel point l'Europe sera-t-elle affectée ?
G. S. - Je pense que l'Europe va subir à son tour un ralentissement économique. Les marchés financiers sont globaux et les contrecoups de la crise américaine se font sentir partout. D'ailleurs, la Chine a elle aussi déjà constaté un ralentissement... Voici le mécanisme : la dépréciation du dollar sur les marchés monétaires a réduit son attractivité au profit de l'euro ou du yuan comme monnaie de réserve internationale ; dans le même temps, la hausse des prix du pétrole …