Entretien avec
Georges Soros, Homme d'affaire et philantrope, Fondateur de l'Open Society Institute
par
Julien Nessi
n° 121 - Automne 2008
Julien Nessi - La finance mondiale a traversé l'une de ses plus graves tempêtes. Avons-nous assisté à la phase aiguë d'une crise planétaire ? George Soros - Oui. Et je m'empresse de préciser que nous ne sommes pas encore sortis de l'auberge ! Les capitaux des institutions financières sont toujours en train de s'éroder et il n'y a pas de signes de renouvellement et de reconstruction de ces capitaux. Mon analyse, c'est que la crise actuelle représente un tournant. Elle marque la fin d'une période d'expansion du crédit fondée sur le dollar comme monnaie de réserve internationale. C'est le pic d'une « super-bulle » qui remonte à l'aube des années 1980. Le système financier a été ébranlé jusque dans ses fondations. J. N. - Faut-il s'attendre à de nouvelles faillites en cascade ? G. S. - Ce qui est sûr, c'est que cette crise est l'une des plus graves depuis la Grande Dépression. L'éventail des possibilités est extrêmement large : il va d'un ajustement économique modéré jusqu'à des conséquences cataclysmiques qui pourraient aboutir à une récession planétaire et à une rupture des relations commerciales internationales. Cependant, je ne pense pas que le système bancaire international va s'effondrer comme il l'a fait dans les années 1930. Les autorités financières ont appris à préserver le fonctionnement du système. C'est la grande différence par rapport à la crise de 1929. J. N. - Comment expliquer l'ampleur de cette crise ? G. S. - Les racines du mal remontent aux années 1980, c'est-à-dire au moment du triomphe de l'idéologie intégriste des marchés. C'est à cette époque que l'idée selon laquelle les marchés s'équilibrent d'eux-mêmes est devenue la croyance dominante. Ce fondamentalisme des marchés, encouragé par les politiques de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, est à l'origine de la crise actuelle. Il y a eu un excès de confiance dans les mécanismes du marché. Or il est faux de penser que les marchés financiers tendent automatiquement vers l'équilibre. Mais les théoriciens de la concurrence pure et parfaite ont cru à cette illusion, d'où la crise actuelle. C'est cette croyance erronée dans la sagesse des marchés qui a favorisé le développement de ce que j'appelle une « super-bulle ». La « super-bulle » est la combinaison de trois grandes tendances : l'expansion illimitée du crédit ; le rythme accéléré de l'innovation en matière financière ; et la mondialisation des marchés. Ce à quoi nous avons assisté en septembre, c'est tout simplement l'explosion de cette super-bulle. J. N. - À quel point l'Europe sera-t-elle affectée ? G. S. - Je pense que l'Europe va subir à son tour un ralentissement économique. Les marchés financiers sont globaux et les contrecoups de la crise américaine se font sentir partout. D'ailleurs, la Chine a elle aussi déjà constaté un ralentissement... Voici le mécanisme : la dépréciation du dollar sur les marchés monétaires a réduit son attractivité au profit de l'euro ou du yuan comme monnaie de réserve internationale ; dans le même temps, la hausse des prix du pétrole a connu un pic cet été et se situe toujours à un haut niveau, tandis que la hausse des prix des denrées alimentaires de base comme le riz ou les céréales a également atteint des sommets cette année. Ces hausses ont, à leur tour, créé des pressions inflationnistes. L'amélioration de la balance commerciale américaine (1) a mis les industries européennes sous pression. Et la conjugaison de ces deux facteurs a provoqué un ralentissement économique en Europe. Les pays européens les plus vulnérables sont le Royaume-Uni et l'Espagne. Le Royaume-Uni car le boom de l'immobilier, en termes de prix, y est plus important qu'aux États-Unis. De plus, Londres est le centre mondial de la finance et influe encore plus que New York sur l'économie américaine. Quant à l'Espagne, elle risque d'être touchée à cause de sa propre bulle immobilière. L'industrie du bâtiment joue un rôle essentiel au sein de l'économie espagnole. Je tiens toutefois à souligner que le financement de l'hypothèque repose sur des bases plus saines en Europe qu'en Amérique. La position du système bancaire est donc plus stable sur le Vieux continent qu'aux États-Unis. J. N. - Quelles seront les conséquences à long terme de cette crise financière ? G. S. - Les difficultés du système financier vont affecter l'économie réelle. L'étendue totale des dommages n'est pas encore apparente aujourd'hui. Mais on peut déjà annoncer que les valeurs immobilières vont être affectées et que la disponibilité du crédit va se réduire. Je pense qu'il faudra, cette fois, beaucoup plus de temps pour que la croissance reprenne. On peut aussi s'attendre à des changements durables dans la nature de l'activité bancaire. Depuis les années 1970, cette activité a explosé grâce au lancement de nouveaux produits financiers toujours plus complexes. La sophistication des produits financiers s'est encore intensifiée ces dernières années. Je m'attends à l'inversion de cette tendance. Nous entrons dans une ère d'instabilité financière et politique. J. N. - Quelles solutions préconisez-vous pour sortir de cette crise ? G. S. - Il faudrait plus de régulation sur les marchés financiers. Les autorités monétaires doivent contrôler l'offre de monnaie et l'offre de crédit, et éviter la constitution de bulles d'actifs. Attention : il ne faut pas, non plus, aller trop loin dans la régulation, mais conserver une régulation minimum pour éviter des bulles d'actifs trop importantes. Pour l'instant, les autorités financières refusent de prendre la responsabilité du contrôle des bulles d'actifs... J. N. - Dans votre ouvrage, vous mettez en avant la théorie de la « réflexivité » pour expliquer le fonctionnement de la planète finance. En résumé, cette théorie permet de mieux comprendre comment des idées fausses peuvent influer sur le cours des événements. En quoi peut-elle nous aider à anticiper les mécanismes du marché ? G. S. - Je pars du principe que notre compréhension du monde est intrinsèquement imparfaite, du fait même que nous en faisons partie. Les phénomènes humains ont une structure différente des phénomènes naturels. Ces derniers se produisent indépendamment de ce que les gens pensent. …
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