Marie Gaborit - Monsieur le Président, en cinq ans, huit pays d'Amérique latine ont effectué un virage à gauche (2). Comment expliquez-vous ce phénomène ? Rafael Correa - Le peuple ne peut pas se laisser berner indéfiniment. On nous a fait croire que le salut se trouvait dans les privatisations, la libre concurrence, l'ouverture irrationnelle des marchés, etc. Heureusement, les citoyens ont fini par se réveiller et par s'apercevoir qu'on les trompait avec de gigantesques campagnes de propagande. Ils ont enfin pris conscience que leurs ressources naturelles étaient pillées par des gouvernements irresponsables. Le fait que cette prise de conscience se soit produite presque simultanément, et avec une telle vigueur, dans différents pays de l'Amérique latine est difficile à expliquer. Mais, j'insiste, la principale cause de ce virage à gauche est l'échec complet du modèle néolibéral. M. G. - Deux cents ans après le « cri de l'indépendance de l'Équateur » (3), votre arrivée au pouvoir marque-t-elle le début d'une nouvelle « guerre d'indépendance » contre les États-Unis ? R. C. - Je le crois. L'Amérique latine est en train de vivre un changement d'époque, une évolution irréversible. Elle ne retournera jamais au passé, elle ne sera plus jamais ce qu'elle fut un jour : soumise, avec des citoyens exploités et silencieux. M. G. - Vous avez dit un jour que l'intégration latino-américaine était la seule possibilité d'exister face à la mondialisation. Qu'est-ce qui vous fait si peur dans cette mondialisation ? R. C. - Je n'ai pas peur de la mondialisation. Lorsqu'on analyse ce phénomène, on se rend compte qu'il s'apparente à celui de la révolution industrielle : une époque où, enfant ou adulte, il fallait travailler sept jours par semaine, seize heures par jour, jusqu'à mourir d'épuisement devant les machines. Cent cinquante ans plus tard, il semble que l'on n'ait pas encore trouvé les institutions capables de nous protéger des excès du marché. Cette analogie est peut-être un peu exagérée. Pourtant, elle est pertinente. Aujourd'hui, nous nous trouvons toujours dans ce contexte de capitalisme sauvage ! Pendant des années, la concurrence entre l'Équateur, le Venezuela et les autres pays de la région a été si intense qu'elle a fait baisser le niveau de vie des populations. Nous avons enfin compris qu'en devenant des entités politiques et économiques plus grandes, en nous unissant, nous serions plus forts. C'est pourquoi l'intégration latino-américaine qui, auparavant, n'était qu'un désir et un rêve de nos libertadores - comme Simon Bolivar - devient aujourd'hui un impératif pour notre survie. M. G. - Quelle nouvelle relation avec les États-Unis souhaitez-vous initier ? R. C. - Une relation de respect réciproque, souveraine et digne. N'allez surtout pas croire que je tiens les États-Unis pour seuls responsables de notre situation ! Je suis lucide. Une grande partie de l'exploitation économique subie par les Sud-Américains, surtout depuis vingt ans, est largement le fait de nos propres élites - des élites qui parlent espagnol mais réfléchissent en anglais, et qui préfèrent leur villa de Miami aux côtes balnéaires équatoriennes ! À mes yeux, ces élites-là sont coupables d'avoir le coeur au Nord plutôt que dans leur propre patrie. M. G. - Chaque jour, les États-Unis achètent 1,5 million de barils de pétrole au Venezuela. N'est-il pas paradoxal de voir ces deux ennemis apparents se confronter verbalement tout en préservant leurs relations économiques ? Quand le Venezuela d'Hugo Chavez et votre Équateur seront-ils assez mûrs pour joindre le geste à la parole? R. C. - L'Équateur n'a pas de « confrontation verbale » avec les États-Unis. Nous respectons ce pays - j'y ai moi-même vécu et je l'apprécie beaucoup -, mais les Américains du Nord doivent nous respecter eux aussi et comprendre que nous sommes un peuple digne, souverain, patriote. Quant au Venezuela, il est peut-être plus virulent en paroles à l'égard de Washington que nous mais, dans les faits, les États-Unis sont le principal acheteur de pétrole vénézuélien. « Business is business » ! Cette situation illustre bien la schizophrénie du capitalisme : d'un côté, on critique ; de l'autre côté, on poursuit les négociations. M. G. - Quelles mesures concrètes avez-vous prises pour montrer aux États-Unis que les temps avaient changé ? R. C. - L'unique base militaire des États-Unis en Amérique du Sud est située en Équateur. Elle a été installée en 1998, sans la moindre contrepartie... Or la présence de soldats étrangers sur notre sol n'est pas compatible avec ma conception de la souveraineté. L'accord militaire court jusqu'à 2009. Dès mon arrivée à la tête de l'État, j'ai signifié que nous n'allions pas renouveler cet accord et que les Américains allaient devoir faire leurs bagages. Eh bien, les États-Unis ont respecté notre décision. Ils n'ont même pas insisté pour rester jusqu'en 2010 comme ils le pouvaient légalement. Nous n'avons pas eu de « confrontation verbale », pour reprendre votre expression. M. G. - Le fait que vous soyez le seul pays de la région, avec le Panama, à utiliser le dollar comme monnaie ne réduit-il pas considérablement votre marge de manoeuvre à l'égard des États-Unis ? R. C. - Bien évidemment ! Quand, en 2000, l'Équateur a retiré de la circulation sa devise nationale pour la remplacer par le dollar, mon pays s'est coupé un bras (4) ! Cette réforme a significativement réduit notre marge de manoeuvre par rapport à nos voisins. Heureusement, nous avons eu beaucoup de chance avec la dollarisation. En effet, jusqu'ici la politique monétaire des États-Unis a coïncidé avec les besoins de l'Équateur. Avoir le dollar nous facilite la tâche pour percevoir nos revenus pétroliers et l'argent des investisseurs, ainsi que les transferts des émigrés. M. G. - Avec le dollar, l'Équateur est-il devenu une plaque tournante du blanchiment d'argent et du trafic de drogue ? R. C. - Pas du tout ! Nous sommes très vigilants car c'est en effet l'un des risques que comporte l'utilisation de cette monnaie dans la mesure où elle ouvre les portes du marché nord-américain et permet donc aux trafiquants d'écouler leur argent sale. Aujourd'hui, l'Équateur …
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