Entretien avec
Bernard Kouchner
par
la Rédaction de Politique Internationale
n° 121 - Automne 2008
Politique Internationale - Lorsque Nicolas Sarkozy vous a proposé le poste de ministre des Affaires étrangères, avez-vous longtemps réfléchi avant d'accepter ? Qu'est-ce qui aurait pu vous y faire renoncer ? Bernard Kouchner - L'idée de travailler avec un gouvernement de droite, de m'engager au côté d'un président de la République pour lequel je n'avais pas voté, ne m'était pas venue. Pourtant, devant l'urgence des réformes, j'approuvais l'idée d'un gouvernement d'unité nationale, pour un temps. Et je l'avais écrit. J'ai toujours vécu mon appartenance à la gauche comme une évidence... même si elle a souvent été tumultueuse, exigeante, insatisfaite. J'ai donc réfléchi, longuement. J'ai rencontré le président deux fois. Nous avons parlé sur le fond de ses projets : je lui ai dit que je n'envisageais que le ministère des Affaires étrangères et que j'avais quelques idées sur la question. Je me suis rendu compte que j'étais d'accord, sur l'essentiel, avec le président - à quelques exceptions près. Il m'a rassuré sur ma liberté d'initiative et de discussion. Le projet même d'ouverture et la volonté de changement incarnés par Nicolas Sarkozy m'ont alors donné envie de participer à cette aventure : rendre à la France sa place dans la mondialisation. Et, sans qu'aucune contrainte ne soit exercée, avec une entière liberté de parole, c'est ce que je fais sous la direction du président. À ce stade, je crois qu'une première étape a été franchie. Toute la presse internationale salue le « retour de la France » sur la scène mondiale. Hélas, les journaux français semblent plus réticents ! P. I. - Nicolas Sarkozy a été élu sous le signe de la rupture. En matière de politique étrangère, où cette rupture se situe-t-elle - dans la forme et, surtout, sur le fond ? B. K. - Il y a deux manières de répondre à votre question. La première consisterait à énumérer les chantiers de politique étrangère auxquels nous nous sommes attelés depuis un an : Traité européen simplifié, libération des infirmières bulgares et d'Ingrid Betancourt, mise en place d'une force européenne au Tchad et en Centrafrique pour les réfugiés et déplacés du Darfour, élection présidentielle libanaise, crise birmane, conférence des donateurs pour l'État palestinien, présidence française du Conseil de l'Union européenne, conférence de Paris sur la reconstruction de l'Afghanistan, lancement de l'Union pour la Méditerranée, médiation européenne en Géorgie, etc. Il y a là, vous en conviendrez, plusieurs sujets majeurs sur lesquels nous avons innové et obtenu quelques résultats... Et n'oubliez pas que nous les avons traités tout en lançant parallèlement la réforme de notre outil diplomatique, avec la mise en place d'un nouvel organigramme au Quai d'Orsay qui adaptera enfin notre diplomatie aux exigences de la mondialisation. La France a retrouvé sa capacité d'initiative et d'entraînement dans les affaires du monde : elle ne se résigne pas à n'être qu'une puissance moyenne vouée à regarder passer les trains ; elle refuse de se réfugier dans une grandiloquence nostalgique et inefficace. Une fois admise cette rupture essentielle, on en vient à la seconde réponse à votre question, celle qu'a proposée le président de la République lors de la dernière Conférence des ambassadeurs. Il a identifié cinq grands sujets sur lesquels nous avons mis en oeuvre la rupture : les relations transatlantiques, le Proche-Orient, l'Union européenne, l'Afrique et les droits de l'homme. Ce programme montre bien que toutes les initiatives visent un même objectif : permettre à la France de retrouver un rôle, sinon central, au moins actif dans les affaires du monde. P. I. - Avant son élection, le président avait affirmé sa volonté de placer les droits de l'homme au centre de sa diplomatie. Or, sur plusieurs dossiers, c'est la realpolitik qui, tout naturellement, semble avoir pris le dessus. Comment vous, le symbole du combat humanitaire, parvenez-vous à concilier votre engagement personnel et la raison d'État ? B. K. - C'est parfois difficile, mais méfiez-vous des mots, des formules, des catégories définitives, aussi séduisantes et confortables soient-elles... La realpolitik, qu'est-ce que c'est ? Si c'est affirmer comme certains que les droits de l'homme sont un épiphénomène des relations internationales, une fiction pour beaux esprits, je ne crois pas que cela corresponde à notre action. Que faisons-nous d'autre que défendre les droits élémentaires de l'homme quand, avec l'Eufor, nous garantissons la sécurité d'un demi-million de réfugiés et déplacés du Darfour ? N'est-ce pas travailler pour les droits de l'homme que d'épargner à la Géorgie de subir le même sort que la Tchétchénie ? Et la reconstruction de la Palestine, permettre aux gens d'avoir accès à l'eau potable, aux enfants d'aller à l'école, ce n'est pas défendre les droits de l'homme ? On pourrait multiplier les exemples et citer aussi, puisque cela fait partie de notre politique, les nombreuses rencontres que nous avons eues avec des défenseurs des droits de l'homme lors de nos déplacements, les libérations de prisonniers politiques, le soutien aux associations militantes... Quand j'ai rendu visite au journal d'Anna Politkovskaïa à Moscou, que j'ai répondu, à son bureau, à une interview, c'était bouleversant : je n'avais pas le sentiment de me désintéresser des droits de l'homme, croyez-moi ! Et notre rencontre, enfin, avec le dalaï-lama ? Tout cela constituerait-il une politique qui tournerait le dos aux droits de l'homme, comme je l'entends souvent ? Sincèrement, je ne le crois pas. Et peut-on obtenir des progrès sur ces dossiers si l'on refuse de parler à la Russie ou à la Syrie ? Je ne le crois pas non plus, malgré les difficultés parfois. Et le combat contre soi-même. Alors bien sûr, si l'on entend par realpolitik le fait qu'une politique étrangère, quelle qu'elle soit, ne se limite pas aux droits de l'homme, les choses sont différentes. Et je revendique en effet, en tant que ministre des Affaires étrangères et européennes, de défendre les valeurs et les intérêts de la France, sans négliger pour autant la moindre alerte, la moindre remarque des ONG. Je les écoute toujours. Je veux d'ailleurs faire de toutes les ambassades de France une vitrine de notre …
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